Jean-Pierre Collinet :
interview exclusive 2019


CONTINUED FROM PART 1

Architecture à Marseille

En 1983, pourquoi choisis-tu de venir faire tes études à Marseille ? Quelque chose t’attire dans cette ville ou est-ce par défaut ?
C’est par défaut. J’ai fait une terminale E qui était orientée vers les mathématiques avec des options de dessin industriel, de la machine-outil, etc. C’est aux antipodes de ce que je suis, mais on m’avait orienté vers ça… peut-être à cause du métier de mon père. Bref, c’était l’enfer pour quelqu’un qui vit dans les nuages comme moi.

T’as eu ton Bac ?
J’ai beaucoup galéré, je l’ai eu. Je ne savais pas quoi faire après et je m’étais inscrit en sciences économiques. Ma mère de son côté, m’avait inscrit dans un IUT hygiène et sécurité, pour s’occuper de prévention des risques, de sécurité, de normes d’incendie dans les usines par exemple.

C’était sur Nantes ?
Non, à Marseille.

Pourquoi Marseille ?
Ma mère savait que j’aimais bien le sud… Mais c’est une souffrance pour moi de quitter Nantes pour Marseille. Ce fut un arrachement extrêmement violent.

Quelle est ton impression en découvrant la ville ?
Je me rappellerais toujours de mon entrée à Marseille. Mon père m’avait accompagné en voiture et en arrivant par l’autoroute à la Porte d’Aix, il m’avait dit « Je te ramène, tu ne restes pas ici ! » (rires)

Tu te retrouves à l’autre bout de la ville sur le campus de Luminy. Que penses-tu de l’IUT ?
Au bout de quelques mois de cours de biochimie, de thermodynamique et de physique-chimie, je n’en pouvais plus. Je voyais la gent féminine avec des antisèches sous les jupes qui trichaient aux examens… Il y avait beaucoup d’enfants de gradés de Marins-Pompiers. Ils collectionnaient les casques de pompiers, leur avenir était déjà tout tracé là-dedans, moi j’étais un gamin qui venait en cours avec sa planche de skate ! C’était d’une violence sociale et intellectuelle, eux étaient déjà intégrés dans la société, la vie professionnelle, etc. Moi, j’étais ailleurs mais pas là.

Comment passes-tu de l’IUT à l’école d’architecture ?
J’ai fait des rencontres parmi mes relations qui étaient en architecture à Luminy. Ces personnes m’ont montré ce qu’ils faisaient, ils m’ont présenté des projets que j’avoue ne pas avoir trouvé bons, et je prends conscience alors que je pourrais faire mieux.
Je réalise ce qu’est un projet d’architecture. Cette prise de conscience m’a permis alors de me positionner.

Il y a aussi un événement particulier. Je suis parti en classe de neige avec mon IUT. On déconnait tous dans l’euphorie de l’ambiance des cours et je me retrouve convoqué avec un autre élève. Nous devions être les plus naïfs de tous, j‘étais de ceux qui ne sont pas protégés, je ne correspondais malheureusement pas aux critères sociaux, atypique, le seul avec un skate sous le bras… La professeure principale nous a viré, elle a voulu faire un exemple mais je n’ai jamais compris sa décision. Je ne fumais pas… je ne bois pas. J’étais juste hilare. Ceux qui me connaissent bien ne comprendraient pas cette situation… J’ai accepté l’idée que je n’étais vraiment pas du tout à ma place dans cet environnement.

Tu passes un concours d’entrée en architecture ?
Non. Je m’inscris en école d’architecture à Marseille Luminy et ils m’ont pris avec le profil que j’avais. Mais c’était un concours déguisé avec un numerus clausus.

T’as l’impression d’avoir trouvé un truc qui t’intéresse ?
Oui, c’est la première fois que je me projette dans le futur. Je suis avec une bande de potes très sympas : Bruno Cara, Jean-Marc Elbaz, Farid Améziane…

En entrant à l’école, envisages-tu que tu pourrais connecter l’architecture avec le skate ?
Pas du tout. Je pourrais faire une comparaison en disant que je voyais le skate comme un sorte d’addiction à des sensations euphorisantes. Ma seule envie était de les retrouver mais je n’envisageais pas une transposition dans le domaine de l’architecture.

Ta découverte des pipes sur les plages du Prado en construction est-elle un déclic ?
Je les découvre avec mon ami Nantais Frank Pannetier qui était venu travailler pendant 6 mois à Marseille comme glaceur au magasin de windsurf Sormiou. 
À la même époque, le spot du Roy d’Espagne existe déjà, notamment pour les BMX qui avaient découvert le spot. Tout ça est concentré, aggloméré dans le temps mais il n’y a pas de déclic particulier.
Le magasin Gilly Plage de Nano Dubout, situé au rond-point du David au Prado, a aussi été extrêmement important car il a fédéré toute la bande des skateurs et des surfeurs. Je dois énormément à ce monsieur, fils d’une famille d’assureurs.
Il fait partie du peu de gens qui m’ont soutenu quand j’étais en galère. C’est le seul à m’avoir donné la pièce en me faisant bosser de temps en temps au magasin pour monter des planches, des vélos et faire des commandes… J’avais aussi fait embaucher ma copine de l’époque au magasin, comme vendeuse au rayon skate. Il avait deux vendeurs pour le prix d’un !

Tu travailles au magasin en parallèle de tes études en architecture ?
Oui. Mon amie de l’époque avait arrêté ses études de biologie, elle bossait et moi je ne pensais qu’au skate et au surf ! Il y avait un gros décalage et la relation n’a pas pu continuer. Je traînais avec mes copains skateurs, les mecs venaient à l’appartement, c’était compliqué pour construire des relations normales avec la gent féminine dans ce contexte…

Combien de temps skates-tu les pipes sur la plage ?
Je dirais un peu plus de 6 mois vers 1987. Le temps du chantier, avant qu’ils ne soient mis à la mer.

Le chantier était-il gardé la journée ?
Ils nous laissaient skater, ça les faisait plutôt marrer et de toute manière, on était là surtout le week-end.

T’avais déjà eu l’occasion de skater des pipes ?
Jamais. Ce qui s’approchait le plus de ça au niveau des sensations ressenties, c’était le half-pipe de la Roche-sur-Yon, sans plat.

Quel était le diamètre au Prado ?
Très petit, environ 3 m sur une vingtaine de long ! Tu faisais des slides en appuyant les mains à 11 heures en position quasiment debout ! C’était sympa, mais heureusement qu’il y avait aussi d’autres spots comme le bassin du Roy d’Espagne pour y faire d’autres choses.

Quelles modifications ont été faîtes sur ce bassin, pour le rendre plus skatable ?
On avait bouché l’escalier dans le corner, mis du béton à la jonction des courbes et du plat pour le rendre plus roulant. Bubu et Pablo Battistelli ont fait une extension dans le fond, mais elle n’était pas beaucoup utilisée. Le seul que j’ai vu l’exploiter était Steve Caballero qui a fait un frontside rock’n’roll dessus.
Je me suis positionné en tant que concepteur petit à petit.

Dans les années 80, tu fais aussi du street…
Oui. Je suis souvent avec Eric Stuppa, un “petit Padawan” comme je l’appelle, qui habitait à la cité Radieuse du Corbusier en face de là où je logeais. Il était beaucoup plus jeune que moi, et sa mère le laissait partir sous ma responsabilité. On allait skater tous les deux le soir, vers le rond-point du Prado. À cette époque, Il y avait aussi le spot qu’on appelait la “place de la Californie” aux plages du Prado. J’ai aussi beaucoup “streeté” du temps de Gilly Plage, en face du magasin où on squattait un petit ledge d’une dizaine de centimètres de haut en barbotine, un béton de finition. Ça là que j’ai fait mes premiers ollies grinds. On faisait des stalls et des grinds des après-midi entières au milieu des gens qui venaient acheter des clopes au tabac. On a appris tout ça devant le magasin ! On montrait ça aux gamins qui allaient après directement au shop ! Ça créait une scène…

Tu allais parfois jusqu’au spot des bosses de la gare Saint-Charles ?
Oui, j’y étais souvent avec Éric. Je crois que le premier qui nous y a emmené c’est Laurent Molinier dit Momo. En fait, ce spot a une place particulière dans la petite histoire du skate à Marseille car il avait été créé par l’agence d’architecture dans laquelle j’ai travaillé plus tard pour le skatepark du Prado !

C’était une agence de paysagistes ?
Oui, leur bureau était à Aix-en-Provence, le paysagiste avait fait l'École nationale supérieure de paysage de Versailles, il s’appelait M. Teste. Je lui avais été imposé par le service des espaces verts de Marseille car j’étais encore à l’école d’architecture, je ne travaillais pas dans une agence et je n’étais inscrit nulle part professionnellement.

Quand entends-tu parler du bowl privé de Dominique Baconnier ?

Je savais qu’un particulier avait fait un bowl dans son jardin en 1979 vers Aix-en-Provence, mais je ne connaissais personne qui l’ai skaté ou qui sache où il se trouvait. À Nantes, grâce à mon père qui travaillait dans l’aérospatiale, j’avais passé mon brevet de pilote d’avion vers 17/18 ans, avant même mon permis de conduire voiture ! J’ai appris à piloter dans le club de l’aérospatiale, c’était de super conditions ! J’ai fait mes premiers loopings dans un petit avion, le Rallye, sous les ordres d’un ancien militaire de carrière ! Lorsque je suis arrivé à Marseille, j’ai donc essayé de retrouver ce bowl en volant autour d’Aix pour chercher ce bowl ! C’était une obsession, mais je n’ai jamais réussi à le localiser dans mes repérages aériens. Maintenant je sais pourquoi, il caché dans l’ombre des arbres.

Comment le découvres-tu ?
Par l’intermédiaire de Patrick Lozano qui connaissait Dominique Baconnier le propriétaire du bowl et qui m’y a emmené.

Qu’en as-tu pensé en le voyant ?
Je n’avais jamais vu un truc aussi profond ! 1 m de vert, un channel impressionnant… c’était à la fois un exemple de ce qu’on pouvait faire et de ce qu’il ne fallait pas surtout pas faire ! Ça ne s’adressait qu’à une poignée de mecs très forts et on ne pouvait pas envisager un truc pareil dans un park public français ! (rires) C’était le petit bowl avec pool-coping de la Roche-sur-Yon avec deux mètres de verticale en plus, et surtout un départ effrayant. De la pure adrénaline ! Le propriétaire était fier de le maitriser bien que cela soit comme se jeter dans un vrille en aviation ! Tu ne sais jamais comment tu vas en sortir…

Valmante 1989-2016

Comment te retrouves-tu sur le projet de Valmante ?
Je ne sais pas ce qui me motive exactement mais l’idée de construire, de créer quelque chose commence à germer en moi. Il faut dire que j’ai crée l’association des “Street Bombs” avec Bubu, Gorox, Stéphane André, Éric Stupa, Patrick Lozano, Max, etc. Le Centre social du Roy d’Espagne nous prête le local de Théâtre pour nos activités. Je dessine et on fabrique deux modules en bois et en isorel, l’un avec une courbe de 3 m coupée à 90 cm et le deuxième avec une courbe à 2 m coupée à 90 cm. On combine ces modules dans tous les sens pour faire de la micro, tous les tricks qui se faisaient à l’époque. On les installe aussi contre les murs pour faire des wall rides. On transporte ces modules sur ma Renault 18 break avec des barres sur le toit pour faire des démonstrations pour le magasin Gilly Plage.
Un jour, on a même installé un de ces modules à l’entrée du bowl de Valmante pour prendre de la vitesse ! Et au stade d’athlétisme de Luminy, où on avait emmené le module avec la courbe de 3 m pour faire des airs sur le matelas de saut en hauteur.On est resté tout un après-midi à faire des airs sans avoir peur de se faire mal et bien sûr, on a défoncé le matelas ! Il était tout déchiré et nous aussi ! (rires)

La construction de ces modules vous donne des idées…
Et des envies ! On traîne souvent sur une descente créée sur les aménagements des plages du Prado, au niveau du Monument dédié à Rimbaud qui n’existait pas encore. On roulait sur le bitume mais aussi sur les pelouses que l’on écrase ! Les gardiens des espaces verts commencent à nous repérer…
Je décide alors de préparer un gros dossier sur le skate avec plein d’images et de réflexions pour essayer d’aller proposer quelque chose à la commune. Je compile des photos des skateparks américains que l’on voyait dans Skateboarder magazine, Action Now, Thrasher, TWS, etc. Je fais des croquis et je pose quelques arguments sur l’intérêt de ces équipements pour une municipalité. J’en fais 4/5 exemplaires en photocopie pour essayer de toucher des gens influents. Benjamin “Bubu” Chasselon en prend un, car il me semble qu’il connaît quelqu’un dans son entourage qui pourrait en parler dans la sphère politique. Je ne savais pas que c’était la mère de sa future femme Alex, j’aime à croire qu’il s’est passé quelque chose entre eux grâce à cela. Le frère d’Alex était lui-même skateur et surfeur…

T’en parles à tes professeurs à l’école ?
Non. Comme les choses n’avancent pas, on décide d’aller directement aux services des espaces verts de la ville avec Benjamin Chasselon qui était très jeune, pour présenter ce gros pavé. Je me souviens bien de ce moment. Et là, coup de chance, par le plus grand des hasards on tombe sur trois personnes qui nous écoutent ! C’était le responsable, M. Philippe Bénéfice, son adjoint et leur assistante - je l’ai su plus tard – mais cette assistante était Christine Mitrano, la sœur de Frédéric et skateuse elle-même ! je leur laisse le dossier..

Entre de bonnes mains !
Oui, c’était inespéré de trouver ces personnes ! On retourne les voir quelque temps après et M. Bénéfice nous annonce qu’il est intéressé par le projet d’un équipement sur un terrain à Valmante…
Deux jours plus tard, je lui donne un carnet comprenant le projet complet avec les cotes précises d’un bowl, un keyhole, sur plusieurs feuilles de papier calques !

C’est celui qui sera réalisé en 1989 ?
Sur mon projet, la rampe d’entrée était plus haute ce qui permettait d’entrer avec plus de vitesse, il y avait aussi de la margelle de piscine comme coping, de la mosaïque et surtout la courbe était un rayon parfait. Il n’y avait pas de rupture au niveau de la verticale ! J’apportais surtout quelque chose qu’on ne voyait pas en France, un plat de quatre mètres de diamètre avec une évacuation d’eau pluviale qui a été moult fois copiée ! Ceci entrainait de fait un rayon elliptique. Malheureusement pour ce projet, la mise en exécution a souffert d’immixtion et d’initiatives malheureuses.

D’ou vient ce design ? Connaissais-tu le bowl rond avec un keyhole à Madrid construit milieu/fin des années 80 par exemple ?
C’est une forme qui se faisait à ce moment-là. J’avais récupéré des vidéos de Del Mar qui avaient une charge émotionnelle extrêmement importante. Je me suis surtout inspiré de ce genre de formes simples qui me faisaient fantasmer…

Est-ce que tu choisis l’emplacement sur le terrain ?
Non, ça m’est imposé par Monsieur Bénéfice.

Quel était le budget ?
Moins de 180 000 francs, il me semble.

Qu’est-ce qui a pu faire adhérer les gens des espaces verts à ton projet ? Réguler le skate dans la ville ?
Oui, il y a peut-être de ça. Mais je ne pense pas qu’ils aient eu une vision particulière, du genre créer une Californie française avec des loisirs venant d’ailleurs… L’urbanisme n’était pas très développé à l’époque et n’importe qui pouvait mettre une plaque d’urbaniste sur sa porte…

Avais-tu rencontré les équipes avant le chantier pour parler des spécificités de la construction ?
Non, je leur avait donné mon projet et les dessins, ils ont choisit l’entreprise. Ils ne m’ont même pas appelé pour faire le suivi du chantier, les constructeurs n’ont pas n’ont pas fait les bons choix, leur motivations n’était la même que moi. Ils avaient utilisé des dizaines de planches et d’étais pour soutenir le béton sur la courbe et la partie verticale avaient été réalisée dans un deuxième temps en parpaings. Pour la finition, ils n’avaient pas fait de gabarit et ils ont bricolé un contreplaqué pour faire le rayon. J’avais pris des photos pendant le chantier où l’on voit les différentes phases.

L’entreprise n’avait pas de compétence particulière dans la construction de piscines par exemple ?
Non. C’est d’ailleurs pour toutes ces raisons que la réalisation n’est pas conforme à mon dessin… On a essayé avec l’appui de Dominique Baconnier qui était directeur marketing chez un gros producteur d’apéritif marseillais, de prendre les choses en main mais ça n’a pas été possible. À mon niveau, je n’étais qu’un étudiant sans tissus relationnels influents. Je n’existais pas à leurs yeux car je n’avais pas d’existence au sens des marchés publics et de la commune.

Le rayon de la courbe avait une rupture nette avant la verticale, comment est-ce arrivé ?
C’est dû au fluage du béton. Ce dernier a été mal mis en œuvre, il était trop liquide. On retrouve souvent ce défaut dans les skateparks même actuels. C’est l’effet de la gravité.

Comment l'éviter ?
Cette déformation qu'on appelle un kink, arrive lorsqu’on charge trop le béton. Ça produit des affaissements. Les ouvriers n’ont pas surveillé ce type de phénomène. Ils n’avaient pas la perception de la courbe à réaliser, le constructeur ne l’a pas identifié comme un problème…
Il n’avait pas de prescription particulière sur cette courbe.

Comment se passe la venue de la Bones Brigade à Valmante ?
C’est complètement fortuit. C’est le magasin Michigan qui avait une exclusivité de vente pour la marque Powell pour les faire venir dans le cadre d’une tournée européenne. L’association des Street Bombs n’avait pas bonne presse avec le dirigeant de Michigan. Géographiquement nous étions plus proches de Nano Dubout et son magasin Gilly Plage car nous étions issus du 8e et 9e arrondissement, donc pas du centre ville. On peut même dire qu’il nous détestait carrément, je ne sais pas pourquoi… on était pas dans le business, on était seulement des skateurs, je n’ai jamais compris… pourtant la mère du dirigeant, elle, nous aimait bien.
La démo Powell était géniale, c’est la première fois qu’on voyait un tel niveau de skate ! C’est là que tu comprends que tu as un niveau pitoyable ! (rires)
On était comme des vampires assoiffés, on leur a sauté dessus.
C’était la première fois qu’on approchait nos idoles et que l’on voyait passer les deux mètres du channel du Bowl de Valmante, ce moment est immortalisé dans un double page d’un magazine Noway, si tu regardes cette photo, tous les skateurs marseillais de l’époque y sont présents et moi aussi au premier plan, derrière un appareil photo je vous laisse chercher…
Puis on est allé voir Jim Fitzpatrick pour lui demander si on pouvait les emmener faire la tournée des spots en voiture. C’est comme ça que Caballero a atterri au ditch du Roy d’Espagne et nous a fait halluciner en exécutant un frontside rock sur l’extension.

Que pensent-ils de Valmante ?
Ils étaient très surpris de voir un tel spot en Europe. Plus rien ne se construisait en béton aux Etats-Unis à ce moment-là. Ils pensaient venir faire une démo avec des modules en bois à sauter et ils se sont retrouvés à passer le channel de deux mètres d’un bowl !

Tu es là aussi pour passage de Santa Cruz ?
Oui, c’est beaucoup plus tard. À ce moment-là, je suis déjà dans la construction du skatepark du Prado.
J’ai pas mal parlé avec Eric Dressen, Alan Petersen, Tom Knox, etc.
Je les ai emmené sur le chantier. Ils ne comprenaient pas ce qu’ils voyaient je pense…
Ceci dit pour moi, le choc a été de voir la tournée BBC avec Jeff Phillips au Bowl de Valmante.

Pourquoi t’ont-ils autant marqué ?
Phillips rendait le bowl si petit, on avait l’impression que tout était facile. C’était une approche vraiment violente qui contrastait avec La Bones Brigade ou Santa Cruz… Phillips était un cran au-dessus. Physiquement, il était très grand, tout dégingandé, il avait une présence physique incroyable. Les choses n’avaient plus la même échelle, j’avais l’impression qu’il skatait Valmante sans effort, comme s’il s’agissait d’une micro… Les distances s’effacent, le temps se dilate, c’était vraiment une expérience inédite.

Quelle est donc cette histoire autour des Renseignements généraux avec les plans de skatepark prétendument ramenés des États-Unis ? Ils enquêtaient sur toi ? Comment l’apprends-tu ?
Apres la réalisation du skatepark du Prado, j’ai eu un entretien avec un acteur de la Maitrise d’Ouvrage (collectivité territoriale) qui m’informait que j’avais fait l’objet d’une enquête pour la production d’une fiche me concernant. Elle aurait comporté des fausses informations, dont une affabulation inventée de toutes pièces qui prétendait que j’étais allé aux États-Unis dans les années ’80s ! Suivi d’un autre mensonge, encore plus gros qui affirmait que j’avais ramené les plans du bowl du Prado des États-Unis…
Ce sont des inepties, je ne suis allé aux États-Unis qu’en 1998 ! À postériori, j’ai compris que le but était de faire perdre toute légitimité à mon travail.
Mais rassurez-vous le Bowl de Marseille est bel et bien marseillais ! Les plans sont le fruit de mon imagination et ils ne viennent pas d’outre-Atlantique.

Pour étayer ces affirmations, on peut se référer à une source en particulier. Il s’agit d’un article publié le 31/08/2018 écrit par Théo Potier dans le quotidien La Marseillaise, auquel j’ai eu accès de manière fortuite. Il mérite une lecture attentive.
On y apprend beaucoup de choses. Le journaliste parle de projet visionnaire, mais aussi de l’envers de la conception.
On y lit d’abord que je suis réellement le concepteur, ce qui coupe l’herbe sous le pied de tous ceux qui se revendiquent de ce projet… et il y en a un paquet !
Le journaliste poursuit en écrivant que le paysagiste, Francis Teste, a été obligé de m’employer car je lui avais été imposé par la Ville de Marseille pour la conception spécifique du Bowl. Celui-ci reconnait que cette attribution ne relevait pas de son métier de paysagiste et qu’il n’avait aucune expérience dans ce type de conception. Mais on y apprend surtout son aversion pour ce que je produisais et le fait qu’il ne s’entendait pas avec moi, qu’il contestait mes options.
M. Teste oppose ma conception orienté vers « le plaisir » de la pratique à la sienne, prônant la sécurité. Il ironise sur le fait qu’il voulait mettre des barrières partout et qu’elles sont toujours là !
On y apprend même qu’après l’ouverture du skatepark, il avait été contacté par de nombreuses entreprises américaines et qu’il n’a jamais donné suite ! Il a délibérément fait de la rétention d’information et ne m’a jamais fait suivre la moindre information à ce sujet… Je n’ai donc jamais été contacté par qui que ce soit après la livraison du Prado !
Je pense qu’il n’a jamais digéré qu’on impose un étudiant comme architecte du bowl et il me l'a fait payer. Très cher…

Vos divergences portaient-elles seulement sur la sécurité ?
Oui, c’était le principal objet de nos désaccords. J’avais une mission qui m’avait été confiée par Mr Bénéfice du service de espaces verts : je devais faire le meilleur skatepark possible. Mon donneur d’ordre était la ville de Marseille, à la fois commanditaire et maitre d’ouvrage. Tout mon travail devait tendre vers cet objectif optimal en améliorant au maximum l’accessibilité et la facilité pour tous.
M. Teste lui, ne jurait que par les dispositifs sécurité. Il ne voulait pas entendre parler de plateformes et d’après lui, les barrières devaient être dressées contre le coping !
Il restait figé sur la conception des années 70 où seul l’espace des courbes est utilisé dans un skatepark…
Il agissait comme un maître d’école et je n’étais pour lui, qu’un très mauvais élève qui dessine dans son coin, près de la poubelle… la place qu’il m’avait assignée d’office !
C’était un dialogue de sourd et je lui ai tenu tête. J’ai dû batailler dur pour imposer mes idées. Heureusement dans l’agence, j’avais un allié, un dessinateur qui comprenait ce que je produisais.

Est-ce M. Teste était celui qui menaçait de souder une barrière sur le coping du spine si tu refusais ses consignes de sécurité ?
Oui, on voit jusqu’où pouvait aller son obstruction au projet et sa façon de faire… Je connaissais le skatepark de Lorient avec ses filets, dont on parlait tout à l’heure (cf. photo, partie 1), et je pouvais imaginer le résultat désastreux si on appliquait ces dispositifs au Prado !
Tu sais, en France, on ne peut pas franchir ce fameux “plafond de verre”, nous sommes encore au XVIIe siècle. Ce qui me rend triste, c’est que ce Monsieur n’a jamais consenti à reconnaître le travail que j’ai effectué, et donc en retour à me faire bénéficier des retombées légitimes.

En parlant d'opportunités, comment te retrouves-tu à skater pour le film de Jacques Demy « Trois places pour le 26 » en 1988 ?
On vient me chercher au magasin Gilly Plage, pas de casting, ce que je ne sais pas à l’époque, c’est que Jacques Demy est nantais comme moi !
Je me retrouve dans la loge d’Yves Montant et de Matilda May et mis en scène par Jacques Demy qui me disait : « j’aime lorsque tu fais des grands cercles !!! »

T’avais reçu un cachet pour ta prestation ?

Oui, 500 francs, ça compte pour la retraite ! Contrairement aux heures passées à vendre des skateboards au Rond-point du David ! (rires)

Le ditch de la plage – La verrerie - La Farlède - Carnoux


Avant le skatepark du Prado, il y a eu le ditch sur la plage. Tu sais qui l’a conçu ?
Non, on l’a vu se construire sans savoir d’où ça venait. Le service des espaces verts avait toujours gardé le dossier que j’avais déposé avec les images de ditchs et de skateparks américains des années 70. Peut-être que quelqu’un s’en est inspiré… Je n’ai jamais su. Le revêtement n’était pas génial, heureusement qu’il l’avait peint. Plus tard ils ont ajouté des plateformes et des barrières autour. J’adorais cet endroit car on pouvait faire des grinds, des reverts, des disasters, etc. Je suis passé à la télé sur le ditch avec Sébastien Congo, lors d’un reportage sur un OM-PSG il me semble…

Il y avait déjà un peu l’ambiance qu’on va retrouver au Prado avec un spot au bord de l’eau, le public derrière les barrières, un spot partagé par les skateurs, les BMX, etc.
Oui, c’est peut-être le succès de ce ditch qui fait que je vais être de nouveau contacté par M. Bénéfice pour faire le Prado…

C’était en quelle année ?
Je pense que c’était vers 1989. Les travaux ont commencé en février 91 et se sont achevés le 13 juillet 1991. À l’origine, ils étaient prévus pour l’année 1990, mais ils avaient pris beaucoup de retard. Je travaille à la conception et à la finalisation des plans dans l’agence de paysagiste Teste à Aix-en-Provence en 1989. J’ai déjà évoqué tout à l’heure mes rapports confictuels avec M. Teste et nos différents…. Comme je l’ai souvent dit, la conception s’est faite très rapidement sur 1 mois car je savais exactement ce que je voulais faire, j’avais tout dans la tête. Je l’ai conçu dans un coin de l’agence, entouré de personnes qui n’étaient pas vraiment concernés par ce sujet et qui n’avaient aucune connaissance de ce que je faisais… J’étais dans mon coin, au dessus d’une grande poubelle en plastique à batailler pour imposer mes choix !

Tu es donc toujours à l’école d’architecture pendant que tu travailles sur le skatepark. Comment ça se passait avec les professeurs ? Comment voyaient-ils ça ?
J’essaye de passer mon diplôme une première fois avec mon projet de skatepark mais le professeur en charge d’encadrer le diplôme refuse en me disant : « Le skateboard c’est un jouet, je ne veux pas cautionner ce genre de chose. Vous n’y arriverez pas ! » J’ai perdu 6 mois avant de retrouver un directeur de diplôme qui accepte enfin de me laisser le présenter. C’était un professeur qui faisait des ateliers sur des constructions en Afrique, je crois qu’il s’appelait M. Bernardi.
Sans lui, il n’y aurait peut-être pas de skatepark à Marseille !

Quels travaux liés au skate présentes-tu au diplôme ?
Je me suis surtout appuyé que j’avais déjà réalisé, Valmante, La Verrerie et des projets de recherche. Le diplôme s’attachait à la dimension intellectuelle et globale des skateparks. Pour le Prado, j’avais fait un plan de masse au1/50e qui reprenait tous les éléments avec des détails, la contextualisation, etc. Je devais expliquer comment on met un œuvre un skatepark dans un environnement donné. Je commençais par l’histoire des parks, ce qui s’était fait, ce qui marchait ou pas. Quelles formes étaient pertinentes, à quels publics cela s’adressait, comment faire une étude de ce marché, etc. Je développais ma thèse du skatepark comme une plage qui fait venir des gens et qui accueille un ensemble d’activités annexes. Ce qui fait qu’un skatepark s’intègre sur un territoire, la capacité intrinsèque d’amener un public et un développement économique de type restauration avec des cafés, magasins, toutes les activités commerciales qu’il peut générer. Je replaçais le skatepark dans une perspective historique plus large, les palais de patins à roulettes qui existaient au début du XXe siècle par exemple. 

Le skatepark Prado remplit bien ces fonctions à l’échelle du quartier et de la Ville.
Oui, mais j’aurais bien aimé le développer ailleurs ! Le chef de chantier de l’entreprise Gagneraud qui avait eu le marché du skatepark comme celui du métro de Marseille et des plages du Prado m’avait dit qu’il allait essayer de me faire travailler sur un skatepark à Bordeaux, mais il n’a jamais donné de suite…

Parles-nous de la Verrerie qui, comme Valmante, a aussi été détruit il y a quelques années…
C’est un centre social qui s’appelait Mer et Colline dans le 8e arrondissement de Marseille qui m’avait contacté. Ils disposaient d’une grande dalle de béton en extérieur qui faisait à peu près 30 m de long. Je me suis servi de cette dalle pour proposer quelque chose de simple un enchainement de micro, une succession de modules en béton qui s’enchaînaient en 3 parties sur la longueur. Ça marchait très bien et ça n’avait coûté que 10 000 francs, moins de 2000 euros.

Comment l’avais-tu construit ?
La structure était constituée de murets d’agglos remplis de grosses pierres de concassage. Le coping venait s’insérer par des ferraillages dans les parpaings et on finissait par une couche de barbotine de 2 à 3 cm pour faire un revêtement très lisse.

Comment faisais-tu cette barbotine ?
C’est un mélange composé uniquement de ciment et d’eau. 

Ça roulait très bien…
Oui, j’étais content de la construction. Plus tard, j’ai rappelé le mec qui avait travaillé à la Verrerie pour réaliser le skatepark de La Farlède à côté de Toulon. C’est le même principe de construction qui vieillit très bien et n’est pas coûteux.

Comment avais-tu travaillé à La Farlède ?
C’est un mauvais souvenir. J’avais mon diplôme d’architecte en poche, mais j’étais seul, sans entreprise. Je m’étais associé avec une agence d’architectes qui m’a un peu escroqué. Ils m’ont rétribué des clopinettes en empochant tout le reste.
C’est une période difficile. J’avais construit le Prado qui avait beaucoup de succès, je misais là-dessus pour trouver du travail, malheureusement je me suis heurté surtout à l’indifférence ou parfois le mépris.

C’était trop tôt…
Sûrement. J’ai aussi fait en même temps que Valmante des plans pour un petit équipement à Carnoux, le park a été construit mais ce n’était pas terrible par rapport à ce que j’avais dessiné, ils l’avaient mis à leur sauce.

C’était petit mais rigolo !
Oui, j’aimais bien le skater malgré tout. C’était un kidney avec un bump au milieu et on pouvait apprendre à carver avec des sensations proches de celles qu’on a dans un backyard pool… 

Encore un spot qui a été détruit !
Je crois qu’ils l’ont rempli de terre ! Après toutes ces petites réalisations, ça s’est arrêté net. Je suis définitivement rentré chez moi à Nantes…


Ça semble toujours étonnant de penser qu’aucune ville n’a voulu ou pu rebondir sur le succès du Prado en te proposant de faire projet…
Oui, c’est d’autant plus difficile à envisager aujourd’hui où chaque ville possède un skatepark !
J’avais mis beaucoup d’espoir dans ce développement en pure perte.
Après le skatepark du Prado, M. Bénéfice m’avait fait une attestation en disant que j’avais fait un très bon travail. Cette introduction écrite était censée m’aider à trouver du boulot, au final elle ne m’a jamais servi de ma vie !
Le skateboard sur un CV, pour les donneurs d’ordre et les employeurs de l’époque, ça ne représentait absolument rien. Rien qu’un type bizarre, un millenium avec 30 ans d’avance…

 

CONTINUES ON PART 3

 
Les pipes du Prado, Marseille, 1987.
(archives endlesslines)

Jean-Pierre Collinet, pipes du Prado, Marseille, 1986-87.
(photo F. Pannetier)
(archives J.-P. Collinet)

Idem.
Gorox sur le toit du combi VW du magasin Gilly Plage, Rond-point du David, Marseille.
(archives J.-P. Collinet)
Jean-Pierre Collinet autocollant Gilly Plage Skateboard House.
(archives J.-P. Collinet)
Jean-Pierre Collinet, démo au Parc Chanot, Foire de Marseille.
(archives J.-P. Collinet)
Jean-Pierre Collinet, session nocturrne à la Préfecture, Marseille.
(archives J.-P. Collinet)
Jean-Pierre Collinet, démo sur le cours Mirabeau, Aix-en-Provence, 1989.
(archives J.-P. Collinet)
Jean-Pierre Collinet, bassin du Roy d'Espagne, Marseille.
(archives J.-P. Collinet)
Idem.
Idem.
Idem.
(archives Patrick Lozano)
Jean-Pierre Collinet, Mad Pig Bowl de Dominique Baconnier, Luynes.
(archives Patrick Lozano)

Session au Mad Pig Bowl avec Stéphane André, Dominique Baconnier et J.-P. Collinet, Luynes.
(archives Patrick Lozano)

Session au Mad Pig Bowl avec D. Baconnier, J.-P. Collinet et E. Reategui, tournée Alva, Luynes.
(archives J.-P. Collinet)

J.-P. Collinet, plan du bowl de Valmante, 1989.
(archives J.-P. Collinet)

idem.

Bowl de Valmante en travaux, Marseille, 1988.
(archives J.-P. Collinet)
Idem.
Idem.
Idem.
Idem.
Steve Caballero, démo Bones Brigade à Valmante, 1989.
(archives J.-P. Collinet)
Mike Mc Gill, démo Bones Brigade à Valmante, 1989.
(photo : Philippe Roman)
(archives endlesslines)
Steve Caballero, démo Bones Brigade à Valmante, 1989. Noway, 1990
(photo : Tofman)
(archives endlesslines)
Jeff Phillips (1963-1993), Valmante. Poster Noway, 1990.
(archives endlesslines)
J.-P. Collinet sur le parvis de l'Opéra de Marseille, extrait de “Trois places pour le 26“, Jacques Demy, 1988.
(archives endlesslines)
Ditch de la plage du Prado, Marseille.
(archives Patrick Lozano)
J.-P. Collinet, ditch de la plage du Prado, Marseille.
(archives J.-P. Collinet)
J.-P. Collinet, plan de La Verrerie, Marseille.
(archives J.-P. Collinet)
J.-P. Collinet, vue du skatepark de La Farlède.
(archives J.-P. Collinet)
J.-P. Collinet, bowl de Carnoux-en-Provence, 1990.
(archives J.-P. Collinet)
 
 
 
 
 
 
 
 
      the book that hosts ghosts