Pierre-André Senizergues :
interview exclusive 2009

 

Introduction par Xavier Lannes

1980. Après que le skate se soit désintégré à la fin années 70, la grisaille s’est installée définitivement sur Paris, il pleut sans cesse, les jours sont trop longs et trop ternes et trop gris et trop laborieux et trop tristes et trop répétitifs…
Quelque chose d’immonde était arrivé et notre cher beau jouet s’était cassé. On avait fait table rase du passé et des bowls. On déprimait ! Les vieux potes et les vieux spots avaient disparu…

À cette époque, j’allais sans cesse chez “Docteur Skate“ pour essayer de me remonter le moral. Et avant qu’il me fasse sortir précipitamment par la porte de derrière quand un de ses patients arrivait, nous avions toujours ces discussions sur la force de l’âme, le courage, l’émulation, la consistance et la grandeur du skate (son thème favori). Nous parlions de la défunte scène skate et d’un petit nouveau qui répondait au nom de Pierre-André. “Docteur Skate“ avait toujours une manière très noble de parler de Pierre-André, comme un Père qui protège ses agneaux pour qu’ils ne soient pas tentés par le coté néfaste des choses.
Je n’ai eu que de rares occasions de faire des compétitions contre Pierre-André. Je me souviens surtout d’une coupe d’Europe mémorable à Vérone vers 1980, où les 11 gonzes de l’équipe de France FFSS officielle (avec maillots tricolores tout neufs, imprimés pour l’occasion, chaussettes “Hang-Ten“ jusqu’aux genoux et shorts moulants) avaient été envoyés. Pierre-André était très discret à l’époque, déjà très pro, mais très silencieux, très concentré. Dédié à ce qu’il faisait, avec une mentalité de gagnant, une forte personnalité, différente des nôtres et probablement très fier d’avoir été sélectionné au sein de la nouvelle “Equipe de France“. Avec José, on était déjà la “vielle école“ (on ne disait pas encore “old school“). Même si José se sentait plutôt d’attaque pour continuer à gagner des compétitions durant les quinze années suivantes, moi, je pétais les plombs dans cette ambiance fédératrice et militaire, trop encadrée et trop sage qui ne correspondait plus à ma manière de vivre le skate…

2007. Presque trente ans ont passé. J’habite en Californie depuis cinq ans, mais j’ai oublié comment on fait du skate. Jusqu'à ce qu’arrive cet email de Laurence, ma sœur : « Thierry Dupin te cherche. » C’est le début d’une longue correspondance via email.

2008. Le 27 mars, dans un email à Thierry, j’écris : « Hier, je suis allé a Big Bear. (…) Il y a endroit ou les stars signent des pavés de béton, ça s’appelle le "Walk of fame". J'ai vu un pavé de béton signé "Pierre-André". Crois-tu qu'il s'agisse de Pierre-André Senizergues? Je crois me souvenir qu'il était pro aux US avec V7. »

Ouais ! Complètement à l’Ouest j’étais… J’avais totalement oublié que le Pierre-André timide que j’avais connu à Vérone s’était transformé en PAS, et que, grâce à un incroyable enchaînement de circonstances et un travail personnel colossal, il avait créé l’empire mondial de la pompe de skate. Il se joignait régulièrement à Antonio Villaraigosa (le maire de Los Angeles) pour prodiguer des milliers de fringues aux miséreux de skid-row.  Sans le savoir, le futur se met en place, petit à petit…

2009. Finalement, après un an de harcèlement, Thierry décide d’accepter mon invitation à venir à Los Angeles. Chose incroyable, Joël Boisgontier et Jean Pierre Marquant se joignent à lui : l’équipe “Banzaï“ presque au complet !

Entre temps, les liens créés en France grâce au site “Endlesslines“, font germer l’idée de profiter de ce séjour pour retrouver aussi PAS, d’aller skater et surfer ensemble et de concrétiser ces retrouvailles par une interview, afin de revivre une deuxième fois et ensemble ces grands moments historiques ! PAS interviewé par des anciens : Claude Queyrel pense que l’idée est géniale. On demande conseil à Fishman. Puis, les rôles se distribuent. Joël est l’instigateur, motive les uns et les autres et organise les contacts en France. Thierry est le maître d’œuvre et réalisera l’interview en Californie à partir de questions préparées par Claude ; et moi, sur place, je me concentrerai pour “booker“ un rendez-vous avec PAS.

Après plusieurs semaines de silence radio, PAS email finalement le 23 mars, son accord pour l’interview : « Thank you for your email, sorry for the delay to respond !!! so buzzzzzy ! I am not sure if you have a new schedule with the venue of our French skate legends ! Anyhow let me know. Yes we could go to Malibu April 4th, relax, surf (hope waves will be good), do a little interview for your friend site. Natalie will help you with this. Keep me posted. Cheers. PAS. » écrit-il.

Une fois le contact établi avec Natalie de “Sole Technology“, avec qui j’échangerai une bonne vingtaine de emails en une semaine pour confirmer les détails de la “rencontre“, je lui envoie les questions de l’interview. C’est dans la poche, pense-t-on tous alors.

2009. Le 24 mars, panique à bord, il ne reste que 8 jours avant l’interview de PAS et Natalie nous informe que les 17 pages de questions doivent être traduites en anglais pour être révisées par le team de Relations Publiques de “Sole Technology“. Les 25 et 26, Joël traduit le début puis me l’envoie. Le 27, mon frère Remi est embauché et traduit une autre partie. On a l’impression de vivre une course contre la montre et toutes les énergies sont concentrées sur ce projet. Le 28, je revois le tout, traduis le reste de l’interview et je l’envoie finalement à Natalie avec le message suivant : « We have completed the translation of PAS’ interview from the language of Diderot & Montaigne into the language of Shakespeare. Please, forgive us if it sometimes sounds like the language of Huckleberry Fin or Tupac…” Elle rit de mon message, c’est bon signe. Mais le 31 mars, c’est de nouveau la cata, Natalie m’informe que les 200 questions doivent être réduites à 50  car “for him to answer each one would take an entire day and unfortunately he doesn’t have that time”. L’équipe est désespérée, tant de travail pour 50 questions ! Le 2 avril, Claude nous email un dernier conseil : “Asticotez du mieux que vous pourrez sous ces conditions draconiennes… Chaque mot enregistré sera une victoire ! »

2009. 03 Avril. Jour “J-1“. Jusqu'à presque 1h du mat, avec Joël et Thierry, nous révisons l’interview. On coupe et recoupe les questions, on les enlève pour finalement les rajouter ou seulement les changer de place, ou les réécrire, ou pour mélanger deux questions en une seule. L’interview a maintenant la gueule d’une « salad bowl ». Même Claude n’y retrouverait pas ses petits. Bref, après 3 heures de boulot, on se rend compte qu’on n’a coupé que 10 questions car les autres 190 nous paraissent importantes. On est loin des 50 autorisées par Natalie et plutôt dans la galère...

2009. 04 Avril. Jour « J ». Le beau temps s’est installé définitivement sur la Californie. Il fait grand bleu, il fait chaud, la saison des pluies vient de se terminer et la végétation est d’un vert luxuriant et profond. L’air est revigorant et les embruns sentent bon, les jours sont trop courts et trop excitants. Ils passent trop vite. Il y a tellement de choses à faire. Quelque chose d’extraordinaire était arrivé et on avait rendez-vous avec notre passé. 

À 8 h du mat, nous partons en convoi de Riverside à Malibu, traversons tout le Inland Empire, Los Angeles, Santa Monica, Pacific Palissades, prenons la Pacific Coast Highway # 1 qui longe l’océan rempli de phoques, de requins et de surfers et après plus de 2 h de route, nous arrivons pile à l’heure chez PAS. 

Nous sonnons à la grille, puis attendons, rien. Puis, encore rien. Le temps est assassin !

Tout à coup, caché par l’énorme végétation tropicale qui dissimule la maison, une silhouette étrange se distingue dans la pénombre, une personne avec un bonnet de ski vissé sur la tête, portant dans ses bras un bébé protégé par ses langes approche nonchalamment. PAS en personne nous reçoit avec sa légendaire bonhomie réconfortante, nous conduit à la falaise qui borde sa maison sur le Pacifique et commence à nous parler de ses multiples projets verts. Les films pour faire prendre conscience aux gens de l’importance de ménager notre planète et les solutions technologiques pour améliorer l’environnement, réduire le CO2 dans l’atmosphère et la façon dont “Sole Technology“ impose à ses fournisseurs ses stricts procédés de fabrication « Sacre Green !», issus de savoir-faire anti-polluants…

Alors, nous nous concertons d’un œil furtif et nous décidons qu’il est temps de revenir au skate, de s’installer prés de la piscine, d’ouvrir les micros et de laisser enfin la place à Thierry Dupin et PAS…

Enfance

Date et lieu de naissance ?
Le 22 mai 1963 à Antony dans le Val-de-Marne.

Frères et sœurs ?
Nous sommes six en tout, j'ai trois frères et deux sœurs.

Est-ce que tu as un héros auquel tu t’identifies enfant ?
Bonne question ! Non, je crois que quand on est petit, on a tendance à jouer à différents personnages. Je jouais beaucoup aux Indiens, monter dans les arbres, chasser les cow-boys (rires) ! Je jouais aussi à Tarzan, Robin des bois, Thierry la Fronde…

(Thierry Dupin) En fait c’est comme ça que mon prénom est arrivé !
Ah ouais ? Non ? (rires) Thierry la Fronde, lala la lala… (chanson, explosion générale de rires).

Comment vous déplaciez-vous en famille ? Vous aviez un fourgon ? Deux voitures ?
Une voiture, c’était assez serré en général. En fait, on était cinq dans la famille, mais on avait adopté un sixième enfant qui avait 14 ans que j’avais rencontré pour la première fois près de la tour Eiffel, lorsque j’ai commencé le skate. Il venait d’Iran, était immigré et faisait du skate. On est devenu copain et comme il était seul, nous l’avions adopté… Mais sans vraiment l’adopter officiellement… Il est simplement venu s’installer chez nous !
Avant qu’il arrive, on était cinq et nous avions, je me rappelle, une 404…

Un break ?
Non, une berline classique donc ça faisait serré à l’arrière !

As-tu reçu une éducation religieuse ?
Ouais, catholique.

Et tu en es où avec ça, aujourd’hui ?
(rires) En fait, nous allons baptiser mon fils prochainement. Ma mère, mon frère et ma soeur vont même venir pour cette occasion…

Où alliez-vous passer vos vacances ?
Heu… C’est quoi les vacances ? En fait j’ai l’impression d’être en vacances tout le temps ici en Californie !

Non, on parle de ton enfance !
(rires) Ah ! On allait en Normandie du côté de Cabourg ou alors dans le sud de la France chez mes grands-parents, à Leucate, du côté de Perpignan et également dans les Pyrénées et dans les Alpes.

Tu es plutôt solitaire ou sociable ?
J’étais assez solitaire, mais j’avais quand même des copains. Je me rappelle d’un truc lorsque je suis arrivé à la maternelle, j’avais créé une sorte de gang (rires) ! On se battait contre les autres bandes dans la cour de récré, mes adversaires ! En fait, l’un d’eux est devenu un de mes meilleurs amis, Jean-Jacques Gratton avec qui j’ai commencé le skate. Il était d’origine italienne et il avait une bande avec les Italiens !

Ça fait un sacré lien ! Enfant, faisais-tu beaucoup de sport ? Et si oui, qu’est-ce que tu recherchais à travers cela ? Des prises de risques, des sensations, des défis ?
Au tout début, ma première passion était le dessin. Je dessinais beaucoup et pensais devenir peintre. Il y a plein de dessins chez ma grand-mère, une vraie galerie !
Et d’un seul coup, j’en suis venu au sport à l’âge de huit ans, à force de faire des acrobaties. Je suis entré dans un club de gymnastique d’où je me suis fait virer d’ailleurs, parce que j’aimais bien les couteaux que je lançais dans les arbres ou dans les vestiaires ! (rires) Ensuite j’ai commencé à faire du judo et pas mal d’athlétisme, course de relais, course de fond… Avant d’en arriver au skateboard.

Est-ce qu’il y avait un sport que tu pratiquais en compétition ?
Tous ces sports, sauf la gym car je me suis fait virer (rires) !

L’enfant rebelle !
Ouais… Donc en judo et en athlétisme, j’ai fait pas mal de compétition en national et me suis même mis à la voile. Comme j’ai vite accroché, au skate, c’était plus pratique….

Tu avais donc déjà des prédispositions !
Mes parents avaient un côté très “athlétique“. Ma mère, et là c’est assez drôle, qui mesurait un mètre cinquante, était championne de saut en hauteur et passait un mètre-vingt en ciseaux ! Record de l’Aude en 1949 !

Penses-tu que tes parents te poussaient vers le sport comme un apprentissage de la vie ?
C’est plutôt mon père qui me poussait vers le sport pour différentes raisons et parce qu’il était lui-même à fond dans le sport depuis ses dix-sept ans. Il adorait vraiment ça. On faisait des acrobaties sur la plage, des équilibres, des sauts périlleux… On nageait, on faisait de la voile, tout était basé sur l’effort physique.

Et au niveau scolaire, tu étais premier de la classe ?
Non, non ! Pas du tout, mais pas non plus le dernier ! (rires) J’étais dyslexique c’était un problème. Je ne comprenais rien du tout et à chaque fois, j’étais obligé de réinventer les formules de mathématiques pour comprendre ! En fait, je n’étais pas trop bon, sauf en dessin et en sport.

À cette époque, quelles différences percevais-tu entre un jeune qui grandit aux Etats-Unis et en France ?
Pour moi, tout avait l’air super cool, pas de stress, je me faisais une idée de ça avec les feuilletons américains… Je voyais aussi les films de mon rêve avec les Indiens et je mélangeais tout ça.

Tu as gardé des liens avec des amis de cette période ?
Oui, tout à fait, entre autres avec Gratton que je connais depuis qu’on avait cinq ans !

Avant le skate, la culture américaine est-elle importante pour toi ? Dans le sport, le cinéma ?
Non, pas forcément, sauf à partir du moment où j’ai découvert le skate. C’est un lien qui m’a vraiment ouvert à cette culture.

Justement, tu as nommé ton fils Dakota, est-ce un rapport avec cette culture et ta passion pour les Indiens quand tu étais enfant ?
Oui, Dakota, en sioux, cela veut dire : ami de tout le monde. Évidemment, cela n’a pas plu à tous, alors on a trouvé Matéo (rires). Mais j’ai toujours aimé les indiens, physiquement ils sont rapides et agiles, un lien avec le sport. Ils ont été et sont toujours très proches de la terre qui pour eux, appartenait à tout le monde. Ils prenaient juste ce dont ils avaient besoin, j’aime bien ce concept.

Peux-tu nous parler rapidement de ta période windsurf ?
J’ai commencé à quatorze ans vers 1977, c’est vraiment le début. En découvrant le windsurf, j’ai trouvé ça fantastique. C’est mon père qui m’a offert cela, je me souviens des planches hyper lourdes sur lesquelles était collé avec une espèce de grip qui râpait quand j’en faisais sur la tranche !

Première planche

Comment voyais-tu le monde du skate en 77-78 ? Qu’est-ce qui a fait que ça ne t’as pas accroché immédiatement ?
En fait, le premier skate que j’ai vu, j’avais sept ans et il avait des roues en fer ! Mon grand frère qui avait huit ans de plus que moi en avait un et je me rappelle très bien que cela faisait un boucan d’enfer comme un avion qui atterrissait ! Je me disais que ce truc là était nul, que jamais je n’en ferai de ma vie ! Et puis finalement, en 77, ma mère m’a acheté une “Banzaï“. À cette époque, je voyais pas mal de jeunes qui faisaient du skate mais moi, je n’en faisais pas particulièrement. Quand j’ai essayé, j’ai fait un vol plané dans le couloir de la maison (rires) ! Puis, mon copain Jean-Charles Gratton s’y est mis et on a commencé à le pratiquer ensemble.

À ce moment-là, avais-tu envie de rentrer dans un team ?
Oui, c’est clair. Mais ce qui m’a vraiment donné envie de me mettre au skate, c’est le film “Skateboard“. À partir de là, on est sorti dans la rue, on en faisait dans tous les sens. C’est vraiment le truc qui m’a motivé, c’était la folie…

As-tu regardé l’émission “La tête et les jambes“ qui a été un phénomène de société ? On en parlait dans les cours de récré ?
Oui, je m’en souviens très bien. Évidemment, cette émission avait eu beaucoup d’impact sur les jeunes et le grand public. Toute l’émulation qui avait autour, avec les records… Tout le monde en parlait ! Ce qui est surprenant pour moi, c’est de se retrouver trente ans plus tard, ici aux Etats-Unis avec vous !

Venais-tu à Paris pour faire du skate ?
Non, à ce moment, je n’allais pas encore à Paris et je skatais plutôt en banlieue. Je me rappelle la première fois ou je suis allé au Trocadéro, je tenais à peine sur le skate ! On préférait descendre dans les allées des jardins à fond pour terminer dans le gazon, les arbustes ou les buissons (rires). C’était vraiment le truc compétitif, le jeu des défis un peu comme dans le film “Roller-ball“, c’était super drôle et cool !
Je me souviens avoir vu un slalom dans la descente et quand je m’y suis essayé, j’entends un mec qui me dit : « Hé, sort du slalom ! ». C’était José De Matos qui arrivait à mille à l’heure (rires). Du coup, j’étais intimidé et finalement je ne venais plus au Troca. Je n’avais vraiment pas le niveau et je suis retourné faire du skate dans ma banlieue.

Le fait d’habiter en banlieue t’as-t-il tenu à l’écart du skate ? Quels étaient vos spots ?
Effectivement, en banlieue, c’était assez isolé. Entre autres, on faisait notre Trocadéro en banlieue avec Gratton. Il habitait une rue qui s’appelait la rue de la Bergère et on avait construit des banks. On bloquait la rue et à chaque fois les flics arrivaient, c’était le bordel. Une vraie révolution ! Les mecs sautaient les trottoirs (rires). Finalement, on est retourné au Trocadéro et c’est là que j’ai vraiment rencontré José, les frères Almuzara ainsi que Thierry Perrin qui m’avait halluciné parce qu’on l’appelait la toupie tellement il faisait de 360 !

Qu’est-ce qui faisait que tu voulais aller de l’avant alors que l’effet de mode n’y était plus ?
Ce que j’aimais avec le skate, c’est qu’on faisait ce qu’on voulait. Il n’y avait personne pour nous manager. On en faisait n’importe où, dans la cuisine, dans la rue… Je me rappelle certaines fois lorsque j’allais faire du windsurf, il fallait vraiment avoir envie, il faisait super froid. En athlétisme, j’avais des moniteurs, le judo c’était pareil alors que le skate, c’était la liberté totale ! En plus, on pouvait se connecter avec d’autres personnes très vite. J’avais de grosses émotions en faisant du skate, ça faisait toute la différence, ces possibilités qui défiaient la gravité, de ce qui est possible et imaginable de faire.

En 1980, est-ce que tu trouves encore des copains pour en faire ? Le skate était un peu passé de mode à ce moment-là…
Oui, c’est ce qui s’est passé, alors qu’il y avait une dizaine de magazines de skate, il n’y a plus rien eu d’un coup ! Je me suis aperçu qu’il y avait un problème, on ne pouvait plus rien lire sur le skate et on a commencé à parler avec les skaters qui restaient pour essayer de faire une lettre d’information. Je me souviens bien qu’il y avait encore José, Christian Bastien que j’ai rencontré à cette époque-là, Christophe Bétille, Thierry Perrin, François Séjourné, Bruno Rouland, Jean-Marc Vaissette, Fred Michel, Jean-Paul Alavoine, David Pitou, Mannix… Il y avait aussi Dalendrel, Nicolas Malinowski, Fabrice Le Mao de Bordeaux… J’en oublie…

Est-ce que vous aviez monté ou adhéré à un club ?
Je ne me rappelle plus le nom, mais je sais avoir été à celui de Gérard Riou, à Paris 13 où j’avais vraiment eu de l’aide car l’endroit était couvert. C’était le stade de la porte de Choisy, il me semble. Je me souviens de la terre battue à l’extérieur. L’hiver ça allait, mais l’été, les roues bloquaient avec la terre et les cailloux (rires).

À ce moment-là, il y avait un éventail de pratiques. Te sentais-tu attiré par une discipline en particulier ?
Non, au début c’était un petit peu de tout : slalom, saut en hauteur, vitesse. On faisait beaucoup de vitesse en banlieue. On avait une rue à 12 %, mais malheureusement, en bas, elle croisait une nationale avec un feu rouge ! (rires). Il y avait juste une petite rue avant, avec un autre feu pour pouvoir tourner. On descendait à fond sur environ un demi-kilomètre. Avant de s’élancer, on attendait le feu rouge puis on comptait afin que le feu soit au vert dès qu’on arrivait à son niveau. Les copains bloquaient la circulation pour qu’on puisse tourner dans la rue du bas, avant la nationale ! Enfin, il y a quand même eu pas mal d’accidents, j’ai des copains qui se sont ouvert le tibia et qui ont fini à l’hôpital. C’était surtout des descentes, couché sur des “Banzaï“ ! Une fois, je me souviens être arrivé droit sur une voiture et j’ai tellement dû freiner avec mes chaussures que la semelle avait littéralement disparu !

Quel était ton modèle de skater français à tes débuts ?
Au début, c’était un peu tous les skaters que l’on voyait dans les magazines, toi (ndlr Thierry Dupin), José De Matos, Xavier “l’ours“ Lannes, Almuzara, Alexis Lepesteur, Thierry Perrin. Il y avait un gars que j’avais rencontré, Jeremy Henderson, il habite New-Port Beach maintenant ! Je l’avais vu au Trocadéro lors d’une démonstration de “Benjiboard“ et je me souviens de ces belles planches en bois lamellé. Jeremy faisait de super kick-flips ou des figures avec des planches l’une sur l’autre.

Revenons à José qui t’avait éjecté du slalom, qu’est-ce qu’il faisait qui te semblait incroyable ?
Son style en slalom, on ne voyait plus ses jambes onduler, une vraie fusée (rires) ! Beau à voir et vraiment impressionnant comme ceux que je voyais dans les magazines !

Est-ce que quelqu’un te raconte les histoires des seventies ? Est-ce que José est ce passeur ?
Non… Je ne sais pas si vraiment il y avait un passage. On se rencontrait entre skaters. Avec mes copains de banlieue, on était motivé, on lisait les magazines américains. Cette vie axée sur le skate était après l’école. On se posait la question de quoi faire comme nouvelle figure ou nouvelle session. On s’inspirait beaucoup du look et du style des mecs dans les revues : les couleurs de chaussettes, les marques, les roues Kryptonics avec leur superbes pub, celles qui fondaient comme des chamalow. La première fois que j’avais essayé des Kryptonics rouges, j’avais l’impression de skater sur un coussin d’air !

À ce moment n’avais-tu pas l’impression que le meilleur du skate était derrière toi ? Comment te projettes-tu là-dedans alors qu’il y avait un désintérêt général ?
Ce qu’il y a de drôle, c’est que c’était quelque chose de très populaire et d’un seul coup : « Quoi ? Tu fais encore du skate ? C’est quoi cette histoire ? ». Mais je m’en foutais, j’avais la passion du skate. J’adorais faire des figures avec les copains, c’était génial !

Quelle est la naissance de l’appellation 3-4-0 ?
Cela vient de Trocadéro. Je ne sais pas exactement d’où c’est venu, sans doute avec les frères Almuzara. Je ne sais pas si José était impliqué, je pense plutôt à Mannix… Pour l’anecdote, de mon côté ici en Californie, il y a eu un projet pour développer des buildings que j’avais nommés comme cela, sur la base du skate et par nostalgie.

Premières compétitions

Sens-tu rapidement que tu es plus fort que tes copains ? Comment mesures-tu ton niveau ? Fais-tu rapidement des compétitions ?
Il me semble que ma première compétition a eu lieu au Stadium où tu avais fait ton émission (ndlr : “La tête et les jambes“) et je me souviens avoir gagné le free-style et mon copain Gratton le saut en hauteur. Je me rappelle avoir eu très peur de cette première compète, j’avais l’impression de perdre mes moyens, j’étais nerveux ! Je crois que c’était en 79.

Tu t’entraînais combien d’heures par jour ?
En fait je n’avais pas beaucoup de temps par rapport à mes copains qui s’entraînaient après l’école. Je faisais mes devoirs, le seul temps que j’avais, était le week-end et j’étais frustré de ne pas pouvoir en faire autant qu’eux (rires). Ensuite quand j’ai commencé à faire des compètes, ils ont arrêté et sont passés à autre chose tandis que je continuais seul. C’est ce qui m’a amené à aller plus souvent au Troca car c’est plus motivant de skater avec d’autres pour progresser, mais il me fallait une heure et demie pour m’y rendre ! Le pire était quand il pleuvait à mon arrivée… Au bout d’un moment, j’allais avec José au Palais de Tokyo pour sortir de la foule et me perfectionner ou alors, dans la zone industrielle de Rungis, seul pour me concentrer à fond sur mes figures. Le free m’intéressait de plus en plus, il y avait aussi Jean-Marc, Jean-Paul, Thierry Perrin… Mais il y avait encore pas mal de skaters et je me souviens que lorsqu’on allait en Coupe de France comme à Marseille, on ne connaissait personne et il y avait de fait, beaucoup plus de rivalité !

Ton premier Championnat de France ?
C’était en 80, mais je me souviens surtout de ma première coupe de France à Strasbourg !

Ton record en saut en hauteur ?
J’ai fait un mètre quarante-cinq en compétition. J’étais super content car mon record était de deux centimètres de plus !

Quel type de planche avais-tu à cette époque ?
C’était une “Powell-Peralta“, une Rodney Mullen, ce devait être en 81-82 mais je crois que c’était à ce moment là qu’on avait nos propres planches “Aldebaran“ qui cassaient tout le temps (rires). C’était aussi le début des grands changements en free. Je me souviens d’une compète au Trocadéro où était venu Per Welinder, un pro Suédois qui habitait aux States, dans laquelle il sortait des figures sur les trucks, sur la tranche, vraiment innovant !

Le freestyle est une discipline assez particulière qui demande du travail, de l'abnégation, des heures seul face à sa planche, etc. Qu’est-ce que ça t’apportait de particulier ?
C’est le côté créatif qui m’attirait avec une planche de free par rapport à la rampe, qui a aussi ses figures mais en free, je savais qu’il y avait beaucoup plus de possibilités et je me disais que je pourrais faire du free toute ma vie. L’avantage aussi, c’est que tu peux en faire pratiquement partout, pas besoin de rampe ou d’infrastructure particulière, seulement une surface plate !

Tu es rapidement connu pour la rapidité de tes enchaînements, comment travaillais-tu cet aspect en particulier ? 
Simplement en perfectionnant chaque figure, je les enchaînais de plus en plus vite pour pousser encore plus la performance. Avec la vitesse, il arrivait même parfois qu'un “raté“ puisse passer pour une figure aux yeux des juges et du public ! (rires) À partir de là, ce qui est drôle, c’est comment imaginer de nouvelles figures grâce à ce “raté“ qui ouvre d’autres possibilités…

Mark Gonzalez parlait de différentes manières d’aborder le skate. L’une d’elle est la maîtrise de sa planche, l’autre, la manière dont la planche vous “conduit“ en quelque sorte. Que penses-tu de cette distinction ?
C’est vrai que lorsque l'on maîtrise sa planche, c'est que l’on sent celle-ci et c'est à partir de ce moment que l’on commence à pouvoir faire des figures.
Mais il est vrai aussi que, parfois, il faut laisser faire sa planche qui t’amène alors vers d’autres figures, mais sans non plus forcer car on risquerait de perdre du style… Il faut que cela soit fluide et cool en même temps. C'est le skater qui maîtrise sa planche, cependant, on s'aperçoit qu'elle ne fait jamais la même chose ! Quant on fait un flip par exemple, ce n'est jamais de la même façon et c'est pour cela qu’il faut toujours pouvoir enchaîner ensuite quelque chose d’adapté à chaque situation particulière.


Les banks, la rampe

As-tu eu l’occasion de skater encore les deux parks parisiens, Béton et La Villette ?
Oui, Béton à mes débuts, mais je n’ai jamais eu la chance d’essayer celui de La Villette. À Béton, je me suis pris une super gamelle dans le bowl en arrivant trop vite sur le gros coping pour grinder. Je suis tombé directement sur les fesses en bas, je ne pouvais plus bouger et c’est après que ça m’a fait réfléchir ! C’est sûr que le free-style était moins dangereux…

As-tu skaté au jardin d’acclimatation ?
Ah oui, beaucoup !

Quelle est la première rampe que tu skates ?
Je me souviens des bonnes sessions avec François, Le Traître, Connors, Mannix chez mon pote Gratton à l’Hay-les-Roses, en banlieue. Je me souviens avoir construit des rampes avec Christian Bastien en plein hiver à moins dix degré avec du bois qu’on récupérait, on se caillait (rires) ! J’aimais bien la sensation de la courbe mais je préférais le banks, le slalom et le free à la rampe. C’est peut-être à cause d’un problème de vertige !

Comment perçois-tu les skaters de rampe ? Se mettaient-ils à l’écart du reste des skaters ?
Quand il ne restait plus qu’une cinquantaine de skaters en France, on s’entraînait tous ensemble pour sauver le skate, il n’y avait pas de distinction. Aujourd’hui, on en est revenu à peu près la même chose. On est tous liés les uns aux autres, le skate est entré dans les mœurs, on est tous dans la même culture skate. Anciens skaters, nouveaux skaters, en fait c’est un état d’esprit.

Tu skates au moment où “Thrasher“ arrive sur la scène début 1981. Que penses-tu de leur vision du skate à ce moment-là ?
Je pense que c’était une façon de se rebeller par rapport à la société qui voulait marginaliser le skateboard et qui pensait que le skate n’était pas cool, ce côté rebelle était une manière de survivre par rapport à cette société. Cela a créé une espèce de sub-culture qui était facile à comprendre.

Te sens-tu plus proche de “Transworld“ qui arrive un peu plus tard ?
Oui, je me sentais plus proche de cette mouvance. “Thrasher“ était alors plus proche de San-Francisco et “Transworld“ était à Oceanside au début des années 80, comme moi. Ils étaient liés avec “Tracker“, lancé par Peggy Cozen et Larry Balma. Quand je suis arrivé ici au début, j’ai un peu travaillé pour eux et avec les Mexicains on mettait les trucks sous plastique avec les autocollants “Tracker “ !  Ça me permettait de survivre !

Les Summer camps suédois

Comment as-tu connaissance du premier camp en Suède ?
Ça, c’est quand j’ai rencontré Per Welinder à Paris, en 81. Il m’a parlé de cela et je suis parti tout seul ! Quand je suis arrivé à “Eurocana“, c’était un peu la folie d’ailleurs, je n’avais pas dormi pendant 24 heures ! Je me suis retrouvé dans un petit village avec des petites maisons, des sorte de huttes. J’entendais des bruits louches… Je me disais : c’est quoi ce bordel ? Soudain, je vois une espèce de singe, je m’approche et je m’aperçois que c’est Steve Caballero (rires) ! Il avait la tête rasée, des madras camouflées marrons… Il était tout en marron !

Quels sont les français à y aller ?
La première année, j’étais tout seul. Ensuite, toute la troupe est arrivée : Jean-Marc Vaissette, José de Matos, Jean-Paul Alavoine, Christian Bastien, Bruno Rouland aussi. Je ne sais pas si Christophe Bétille y était, il me semble que oui… En free, Il y avait Rodney Mullen. Ça faisait une sacrée différence de niveau : alors que nous en étions encore à nos nose whelling, kick flip, lui skatait déjà sur la tranche…

Comment était-il comme entraîneur ?
En fait, il n’était pas réellement entraîneur (rires) ! On était juste fatigué de le voir skater, c’était un peu démotivant (rires). Je me souviens quand on est arrivé, José, lui était motivé, mais nous, on courait d’abord après les suédoises avec Jean-Paul, Christian, Jean Marc, Bruno et toute la bande ! (rires) On festoyait la nuit et on était crevé les lendemains pour faire du skate ! On cherchait toujours un coin à l’ombre pour se reposer…

Comment pouvais-tu concilier les études avec tout ça ?
J’ai fait une terminale E, pas mal de boulot entre les maths et la technologie. Comme je n’étais pas forcément très doué à l’école, il fallait que je bosse plus, j’ai donc passé pas mal de temps à étudier au détriment du skate. C’est lorsque j’ai terminé ces études que j’ai rejoint les Etats-Unis et c’est là je me suis vraiment concentré sur le skate !

Quand rentres-tu chez IBM ?
J’y suis rentré en 84 et j’y suis resté seulement quelques mois pour avoir suffisamment d’argent pour m’acheter un billet pour la Californie. En fait c’était juste un passage éclair !
À cette époque, j’aimais bien l’électronique et l’informatique mais dès que c’était l’heure de la pause du midi, je me changeais, prenais la voiture, direction le parking du coin ou le bowl d’Orly ! Lorsque je revenais au boulot, je me rappelle que j’avais la sueur qui coulait encore sur mon costume (rires) ! J’étais au département “services“ et je m’occupais des imprimantes laser. À l’époque, ce n’est pas comme les imprimantes d’aujourd’hui, elles faisaient au moins trente mètres de long, tout un système à “checker“ entre les toners, les tambours…

Quel est ton modèle dans l’industrie d’aujourd’hui en tant que directeur d’entreprise ? Est-ce que ce sont des gens que tu côtoies ?
Je ne côtoie pas les chefs d’entreprise, plutôt les artistes et les riders.

 

CONTINUES ON PART 2

 

Pierre-André Senizergues et Thierry Dupin, Malibu (maison de PAS), 2009.

Thierry Dupin, Joël Boisgontier et Pierre-André Senizergues , Malibu (plage), 2009.
Pierre-André Senizergues, Xavier Lannes et Thierry Dupin, Malibu (plage), 2009.
T. Dupin, X. Lannes, P.-A. Sénizergues et J. Boisgontier, Malibu (plage), 2009.
 
Pierre-André Senizergues déguisé en cow-boy, sa sœur Babette et leur chien, 1970.

André, Anne-Marie, Catherine, Babette, Pierre-André Senizergues, voyage en bateau, 1975.

“Lucky Luke“, dessin de Pierre-André Senizergues (5 ans), 1968.
Pierre-André Senizergues, Christie, Varaville (Calvados), 1978.
Pierre-André Senizergues, saut en longueur, démo à Franconville, 1980.
Pierre-André Senizergues, championnat de France, Fontainebleau, 1980.
Équipe de France, Coupe d'Europe, Trocadéro, 1981.
Pierre-André Senizergues, saut en hauteur, Club de la porte de Choisy, Paris 13ème, 1982.
Pierre-André Senizergues, slalom, Club de la porte de Choisy, Paris 13ème, 1982.
Pierre-André Senizergues, frontside air, bowl de Villepinte, 1982.
Pierre-André Senizergues, Trocadéro, 1984.
 
 
      the book that hosts ghosts