Thierry Dupin :
exclusive interview 2008



Biarrot  de cœur

Où et quand es-tu né ?
Je suis né à Paris dans le XVII ème, le 14 juin 1959. Je n’ai aucun souvenir de Paris car lorsque ma sœur naît, dix-huit mois plus tard, ma famille part s’installer à Bayonne. Donc, à la limite, je me considère plus comme un enfant du pays Basque que Parisien. Même si mon acte de naissance a été délivré à Paris.

Combien de frères et sœurs ?
Une seule sœur.

Vous restez longtemps sur Bayonne ?
Non. Je vais à l’école maternelle puis mes parents déménagent à Biarritz dans une villa un peu plus confortable.

Que font tes parents ?
Ils tiennent un salon de coiffure en gérance à Bayonne.

Tes souvenirs sont donc essentiellement biarrots ?
Oui, toute mon enfance se déroule à Biarritz jusqu’à la séparation de mes parents en 1968, j’avais une dizaine d’années. À ce moment-là, ma sœur et moi allons suivre ma mère qui part s’installer sur Paris et je dois dire que le retour a été dur. On se moquait de moi à cause de mon accent ! Plein de brimades ! Quitter Biarritz pour se retrouver dans un milieu très urbain n’a pas été facile. J’étais mal, donc forcément, cette situation engendrait des problèmes scolaires, des problèmes relationnels également avec des fortes têtes qui m’ont fait pencher du mauvais côté de la balance… J’étais en échec scolaire. Ce qui me tenait debout était toutes les vacances scolaires que je passais chez mon père.

Enfant, tu te projettes dans quoi ? Explorateur ? Pilote ? Policier ? Qu’est-ce qui te fait rêver ?
Je voulais être cascadeur ! (Rires)

Tu en vois un qui te donne cette vocation ?
J’ai été élevé par mon grand-père qui a été, en quelque sorte, un deuxième père pour moi. Il était d’une gentillesse et d’une bonté incroyables… Il m’emmenait partout avec lui et les week-ends pour voir les courses de voitures à Montlhéry.
Je faisais des conneries, comme tout gamin. Je me souviens de mes acrobaties dans les cages d’escaliers de vieux immeubles. Je prenais les deux rampes de chaque côté et je faisais des pirouettes en équilibre dans le vide au 5ème ou 6ème étage ! Mais j’aimais bien voir les démonstrations de Bataille ou Jean Sunny, les cascadeurs de cinéma. D’ailleurs, entre parenthèses, quelques années plus tard, son fils Romuald Sunny a intégré le team de skate « Santana » !

Ça fait un lien !
Oui. Et j’ai revu son père, Jean Sunny, chez eux à Sarcelles dans une cité assez « dure », avec des bagnoles cassées qui occupaient la majorité du parking avec des stickers « Jean Sunny » de tous côtés… C’était très impressionnant pour moi de le connaître personnellement !

Qu’est-ce qui peut te rendre envieux d’un copain ? Un objet que tu ne possèdes pas ? Une situation ?
Rien. Je ne savais pas ce que je voulais faire de mes dix doigts. J’étais bon en dessin depuis tout petit et souvent premier de la classe dans cette matière. Je pensais que je pourrais peut-être m’orienter vers les arts graphiques. Mais c’était encore assez flou…


Est-ce que le dessin est un refuge pour toi ?
Oui et une échappatoire. Je passais des heures, le soir dans ma chambre, à dessiner.

Lis-tu des BD ?
Je suis un fan ! Tout petit, j’étais déjà abonné à « Pif ». À ce jour, j’ai des centaines de bandes dessinées à la maison qui occupent une douzaine de mètres d’étagères ! Je suis un grand bédéphile devant l’éternel. Lorsque je te parlais tout à l’heure de ce que je voulais faire, enfant il y avait aussi le désir de devenir dessinateur de bande dessinée.

Es-tu plutôt « Tintin »  ou « Spirou »  ?
Au départ, j’étais « tintinophile ». Puis, lorsque j’ai découvert mes premiers « Spirou », je suis devenu très, très « Spirou ». Ça m’a influencé au niveau du dessin. J’adore le style de Franquin.

Comment découvres-tu les arts martiaux ? En voyant un film de Bruce Lee ?
J’avais arrêté mes études assez tôt, en 5ème. Je ne voulais pas aller jusqu’au bac. Je me suis orienté vers ce qui me plaisait le plus, les écoles d’art graphique. En 1973, je rentre donc à l’école Froment, près de Bastille. À l’époque, on parlait beaucoup de Bruce Lee et de ses films, c’était aussi l’année de son mystérieux décès. Mon engouement était tel que je me suis inscrit dans une école de Kung-Fu !
J’étais assez prédisposé au niveau de la souplesse, de la gestuelle et je maîtrisais parfaitement le nunchaku. Avec un copain de classe, on allait le midi, pendant la coupure des cours, dans les caves d’immeubles pour s’entraîner à son maniement !

Tu les fabriques avec des manches à balais ?
Exactement ! (Rires) J’ai acheté mon premier vrai nunchaku dans le magasin de Roger Simi à Marseille en 1977 et je l’ai encore !

Étais-tu sensible à « l’arrière-plan »  qu’il y a chez Bruce Lee ? Son côté redresseur de torts, vengeur des opprimés ? Comme Zorro ou Robin des bois.
Pas du tout ! Je ne voyais que la performance sportive. La maîtrise de cet art, la beauté et la précision du geste.

Es-tu bagarreur ? Ce sentiment de mise à l’écart à cause de l’accent par exemple, est-ce que ça déclenchait des colères physiques envers les autres ?
Je me considérais parfois comme un opprimé mais je n’avais pas un côté violent. J’ai toujours été pacifiste, jamais bagarreur, mais il m’est arrivé d’en découdre pour me défendre.
 
Tu es plutôt solitaire ?
Très solitaire ! Un vieux renard solitaire ! (Rires) Mes parents me disaient que j’étais « insociable » !

Jamais de sports collectifs ?
Non. D’ailleurs, dans le skate, l’esprit d’équipe avec les teams, c’est un truc qui ne m’attirait pas du tout. C’est sûrement ce qui a fait qu’en compétition, je n’ai jamais vraiment eu les résultats que j’aurais dû avoir avec mes réelles capacités…

Quand découvres-tu la chasse sous-marine ?
À chaque pèlerinage à Biarritz ! J’étais très attiré par le côté zen du monde du silence, la maîtrise du corps dans l’eau, la technique de l’apnée, etc. Je passais des heures à observer la faune et la flore aquatique…

Jamais de bouteille ?
Uniquement en apnée, le côté le plus « pur » de la pratique même si j’ai passé quelques brevets fédéraux en bouteilles.

Il y a une télé chez vous sur laquelle vous regardez religieusement les documentaires de Cousteau en famille ?
Absolument, j’ai même tous les livres !

Et les grands récits d’aventure de Jules Verne ?
Du tout ! Mon père a pourtant la collection complète, mais à ce jour je n’en ai toujours pas lu un seul ! Je suis resté très BD !

Peut-être que la lecture est une activité trop abstraite ou trop passive pour toi qui semble toujours avoir envie de trucs physiques…
On encourageait ces prédispositions physiques et j’avais besoin de ça pour évacuer un stress intérieur. Je gamberge énormément. Mes ressources étaient de trouver des échappatoires pour m’extérioriser. Mais le dessin et la lecture de BD ont aussi joué ce rôle à des moments de ma vie. En fait, j’étais plus souvent dans ma chambre que dehors et je ne côtoyais pas trop le monde extérieur.

Avec cette attirance pour l’océan, es-tu intéressé par le surf ?
Pas du tout ! Chose incroyable lorsque j’y repense… J’ai des souvenirs de la plage de Biarritz, j’étais au « Club Mickey » et je voyais des surfers. Mais je n’ai jamais franchi le pas. Par contre, je me suis mis au « Planking » !

Le « Planking »  ?
C’est l’ancêtre du body board. Ça se pratiquait sur une sorte de grosse spatule, en contreplaqué. Certaines planches avaient des découpes sur les côtés pour mieux les maintenir contre son corps. Ces engins mesuraient moins d’un mètre. On ne flottait pas dessus, c’était la force de la vague qui nous propulsait.
Des amis de mes parents faisaient du bodysurf, en gonflant leur poitrine, les bras croisés dans le dos et en se raidissant pour se faire porter par les vagues. On voyait simplement leur tête hors de l’eau, c’était extraordinaire.
Lorsque le planking est arrivé, tous les gamins ont connu ce bonheur de se faire rouler-bouler dans le creux des vagues.

Les vagues devenaient à la portée de tous !
Oui, ça a fait un rush vers l’océan. C’était devenu accessible à tout le monde et tous les magasins de plage en vendaient.

C’était à quelle époque ?
Fin des années 60, début des années 70. C’est d’ailleurs assez vite tombé dans l’oubli…

As-tu des copains de ton âge qui surfent ?
Non, on était tous dans le planking, pas de surf ! Aujourd’hui, lorsqu’on arrive sur l’océan, on voit des surfers partout alors qu’à cette époque, c’était rarissime voire inexistant pour nous.



1975 : Les premiers tours de roues

As-tu des souvenirs d’enfance des premiers roll-surfers de la côte basque dans les années 60 ?
Visuellement, c’est assez flou. Auditivement par contre, je me rappelle bien du bruit effroyable des roues en fer ou en terre cuite qui crissaient !
Les seuls souvenirs précis qui me restent sont ceux d’avoir observés deux ou trois surfers qui s’exerçaient sous le promenoir de la plage de Biarritz. Sans doute pour épater les filles ! (Rires) Ils essayaient de sauter les deux petites marches qui donnent sur ce promenoir, au niveau du Casino. Ça m’avait fait marrer de les voir se tôler, pieds nus ! Et ça m’avait interpellé car l’hiver, en région parisienne, je m’amusais beaucoup à glisser sur les plaques d’eau gelée. J’étais déjà « goofy foot » et j’étais toujours celui qui allait le plus loin ! En les voyant, j’ai commencé à imaginer les possibilités de l’engin…
Ça résonnait aussi avec les engins de glisse que l’on fabriquait avec mes copains, Éric Raff, le fils du concessionnaire moto et Christophe Chalkan. À partir de poussettes ou de caddies, on concevait des chars et toutes sortes d’engins à roulettes pour dévaler la terrible pente de notre rue.

Est-ce que tu as l’occasion d’essayer une de ces planches ?
Non. Je suis passé complètement à côté.

Quelle est ta première planche ? Où et quand l’achètes-tu ?
En 1975, un jour de désœuvrement, je n’avais pas pu aller plonger à cause d’une marée d’équinoxe. En passant devant la boutique de Jo Moraitz, le seul surf shop de l’époque, j’ai décidé de m’acheter la seule planche que j’avais remarquée depuis longtemps dans un coin de sa vitrine et qui traînait dans la poussière…

C’était un « Roll Surf »  ?
Oui. Jo Moraitz avait été assez étonné de voir qu’un jeune pouvait s’intéresser à cet engin car ça n’était plus à la mode depuis des années. Il m’avait même fait un prix car la planche était une vraie relique !
Les trucks étaient en tôle emboutie, comme sur les vieux patins à roulettes de nos parents et avec un axe serti.

Avaient-ils des gommes ?
Non. Rien pour tourner ! Le seul accessoire était une avancée dans le truck qui servait de pivot… Truck fixé par des clous !

Et les roues ?
En argile ! Elles faisaient un bruit infernal ! Un grain de sable et tu bloquais direct ! (Rires) Elles partaient en éclats sur les côtés et il fallait ramasser les billes dans le caniveau assez souvent si bien qu’il en restait parfois trois ou quatre !

Pas d’antidérapant !
Rien du tout, que le bois massif, plat et verni.

Tu fais des modifications sur cette planche ?
J’ai le vague souvenir d’une décoration avec une tour Eiffel sur le dessus et l’inscription « Roll Surf », en rouge. Je trouvais ça assez moche et je voulais quelque chose qui fasse plus Américain ! j’avais donc acheté des petits pots de peinture à maquette et j’avais peint le drapeau Américain sur le plateau. Mais la peinture ne séchait pas ! Elle collait et je ne pouvais pas me servir de la planche. J’enrageais ! Finalement je suis allé acheter de l’adhésif transparent que j’ai collé sur la planche pour pouvoir en faire malgré tout !

Où vas-tu pour en faire ?
Les surfers m’avaient dit d’aller à la pente du Phare. Mon père m’avait également parlé de cet endroit car il avait le souvenir d’y avoir vu, dans les années 65/66, des roll-surfers. C’est donc là-bas que je vais faire mes premières armes.

Arrivais-tu, malgré le matériel, à faire quelques courbes ?
Non. Le virage n’existait pas vraiment, du tout droit ! Lorsqu’on appuyait trop fort sur un côté de la planche, il fallait ensuite sauter dessus à pieds joints pour redresser les axes ! Elle restait « programmée » sur le dernier virage car la tôle se déformait…

Lorsque tu rentres à Paris à la fin de tes vacances d’été, que fais-tu de ta planche ?
Laissée à Biarritz pendant un moment. Pour moi, c’était une activité liée au bord de mer. Mais j’en ai souffert : j’étais en manque !
Je l’ai donc ramenée et mon grand-père m’a accompagné pour la première fois au Trocadéro, fin 1975. J’étais très étonné que des gens fassent du Roll-surf à Paris !
Je me souviens être resté un moment à observer du haut de l’esplanade, la poignée de jeunes qui en faisait. Il y avait notamment un couple avec une planche qui avait des roues moins bruyantes que les miennes, en gomme noire. J’avais essayé cette planche mais en montant dessus, les roues s’écrasaient sous le poids et ne roulaient pas très bien… Finalement, je me demande si mes roues en terre cuite, bien dures, n’étaient pas aussi bien ! (Rires)

Ils te parlent d’un magasin à Paris ?
Non.

Et de ce groupe, vas-tu en revoir certains, les années suivantes ?
Il me semble que oui, deux ou trois inconditionnels.

La planche commence à prendre plus de place dans ta vie ?
Oui. En cours de dessin, je créais des Roll-surfs du futur ! Avec des tuyères… Je faisais des maquettes, des bandes dessinées avec des planches à moteur…
Un jour, je suis allé au BHV pour m’acheter une plaque de plexi fumé d’un centimètre d’épaisseur que j’ai amoureusement taillée en forme de fusée de Tintin ! C’était beau ! (Rires) Je l’essayais sur la moquette de ma chambre, sans roues. Je rêvais à toutes les figures que je pourrais faire avec et son côté frime !
 

1976 : le skateboard

Tu n’avais toujours pas vu de skateboard ?
Ça va arriver pendant les vacances de Pâques 1976, je rencontre Arnaud de Rosnay à Biarritz qui était très étonné de voir un jeune faire du Roll-surf et il me parle d’un nouveau magasin de surf , rue du Port-vieux, qui vend de nouvelles planches à roulettes. Je m’y rends avec mon pote Christophe Chalkan. Ils étaient encore en travaux et les deux propriétaires, des Hollandais, étaient en pleine installation. On s’est scotché devant la vitrine à admirer les premières roues coulées main en uréthane d’un beau bleu translucide, des « Cadillac wheels »… C’était magique ! On a passé l’après-midi à discuter avec les propriétaires. Ils nous ont vanté les mérites de ces roues et des nouveaux trucks qui permettaient de tourner car ils avaient des silent-blocs !

Un set de « Cadillac wheels »  importé, ça devait représenter une belle somme ?
C’était hors de prix ! D’ailleurs, je me suis rabattu vers d’autres roues, des « Big Foot » jaune translucides qui étaient moitié moins chères ! J’ai également craqué pour une paire de trucks basiques mais avec ces fameux silent-blocs… Et j’ai monté tout ça sur mon plateau en plexi fumé, du plus bel effet !

Où vas-tu l’essayer ?
Christophe m’avait parlé d’un endroit sans voiture dans la pente du lycée. C’était beaucoup plus tranquille que la celle du Phare et tout près de chez nous.

Quelles sont tes impressions avec ce nouveau matériel ? Tu le vis comme une révolution ?
Complètement. Sauf que mon pied arrière ne tenait pas sur la planche, il glissait constamment par terre ! J’avais la malléole en feu ! J’avais vu une planche chez « Freedom » avec le tail légèrement relevé et j’ai donc bricolé, avec des équerres, une cale pour mon pied. À partir de ce moment-là, il y a eu un déclic et j’ai commencé à faire des virages à la Berthelman, la main par terre et des slaloms d’enfer… Jusqu’au moment où mon plateau explosait en sautant une marche. Je le remplaçais par une planche taillée dans du contre plaqué piqué à mon père.

Vous étiez nombreux ?
Non. Par curiosité, les surfers commençaient à venir nous voir. Le groupe s’agrandissait petit à petit, mais on restait une petite dizaine au maximum. On était surtout là-bas le soir, après la plage.

Malgré ta situation géographique, ce n’est pas la pratique du surf qui t’amène au skate…
Curieusement, c’est vrai que j’ai été un des premiers roll-surfer/skater non issu du surf. Ce qui n’enlève évidemment rien au respect que j’ai pour les surfers qui nous ont amené ça. Si on est là, c’est grâce à eux…

Bien sûr, mais culturellement c’est une rupture.
Oui, je suis passé du planking au roll-surf en sautant l’épisode surf ! Mais je précise que j’en faisais toujours pieds nus à ce moment-là ! D’ailleurs mes pieds ressemblaient parfois à de la viande hachée !

C’était par mimétisme, pour ressembler aux surfers ?
Pas du tout. C’est simplement parce que les pieds nus tenaient mieux sur une planche sans anti-dérapant ! J’ai acquis une bonne technique avec les orteils qui m’a servi plus tard pour les « Gorilla grip ». On m’avait surnommé « pieds de singe » car je sautais par-dessus des mecs allongés en accrochant les extrémités de la planche avec les orteils  ! (Rires)
L’été, on allait voir les films de surfs à la salle Pax ou Parthaye à Anglet dans lesquels il y avait des petites séquences de skate qui étaient insérées.

Des films de Hal Jepsen ?
Peut-être. On était devenus tellement accros au skate qu’on allait voir tous ces films de surf qui nous gonflaient, simplement pour la petite séquence de skate ! On y revenait tous les deux ou trois jours pour ces quelques minutes qui nous rendaient fous !

Qu’est-ce que tu y voyais comme figures ?
Surtout de la descente. Des virages avec la main qui frôlait le sol, des positions de surfers style « hang-ten » ou marcher sur la planche. Mais aussi quelques tic-tacs, des hélicoptères, les premiers noses whelling, des sauts de trottoir… Guère plus.
Par contre, j’avais eu connaissance de l’évolution du skate en Amérique grâce au numéro un de « Skateboarder magazine » que j’avais acheté au magasin « Freedom ». Et là, autant te dire que ça m’a littéralement scotché et sidéré ! Je voyais en photo, des figures que j’avais imaginées dans mes rêves ! Réalisées par Bruce Logan, Henri Hester, Ed Nadalin, Mike Weed… Tous pratiquement nu-pieds aussi ! Les publicités, toutes plus magnifiques les unes que les autres. La bible ! Je l’ai tellement feuilleté que c’était devenu un véritable torchon ! les pages étaient à moitié arrachées et l’encre effacée !

Tu le prêtais ?
Non ! Je le faisais voir mais et le gardais pour le préserver ! Ce qui me bloquait un peu était que je suis nul en anglais mais les images produisaient un tel choc que je m’en passait et puis, il y avait Christophe qui était le fils d’un américain…
A la fin de l’été 1976, avant que je rentre à Paris, il se passe encore quelque chose d’important car je vais découvrir le premier « vrai » skateboard complet, en vitrine du magasin « Freedom ». Je m’en souviens très bien. C’était un plateau orange, des roues vertes, de vrais trucks. Tout ça estampillé : « Banzaï » !

« Banzaï »  française ou US ?
Je pensais à du matériel américain vu la beauté de l’engin, mais c’était une « POP », les premières séries de Jean-Pierre Marquant !

Comment se trouvait-elle dans ce shop ?
Quelques jours auparavant, J.-P. Marquant était venu à Biarritz et j’avais rencontré Alain de Moyencourt qui travaillait pour lui, sous le préau de notre spot du lycée ! j’ai le vague souvenir que Marquant avait déposé Alain et qu’il l’attendait dans sa voiture pendant que celui-ci nous faisait une petite démo. Il n’était resté que très peu de temps avec nous…

Que faisait-il ?
Il avait une petite planche en bois très courte. Il effectuait quelques tic-tacs. Mais surtout, il sautait en backside, les marches du préau qui faisaient 50 bons centimètres. Pour nous, c’était impensable ! Comment réussissait-il à rester debout ? C’était un mystère… (Rires)

Un trio avec J.-P. Marquant

À la rentrée, tu prends donc ta planche avec toi !
Bien sûr. Je vais au Trocadéro avec Xavier Lannes que j’avais rencontré pendant l‘été à Biarritz. Il faisait partie de notre petit groupe du soir au phare ou au Lycée.

Est-ce qu’il y de nouvelles personnes par rapport à ce que tu avais connu fin 1975, début 1976 ?
J’ai le souvenir qu’on était une dizaine… Ce qui m’avais marqué, le gars qui slalomait comme un fou entre les canettes de Coca, dans la descente de droite. C’était José de Matos !
J’ai fait sa connaissance, je lui ai montré le nose et le tail wheelie qu’il ne connaissait pas et que je maîtrisais déjà pas mal… Lui ne faisait que du slalom !
En discutant, il m’apprend qu’il dispose de planches gratuitement grâce à un tout nouveau fabriquant français de skateboard. Dans la foulée, il propose de me le faire rencontrer le lendemain. Xavier Lannes nous avait rejoint et nous avions skaté l’après-midi ensemble, à nous échanger le matériel et les techniques. À nous trois, sans le savoir, nous étions ceux qui formeraient le premier team français de skate…

Le matos étant relativement cher et difficile à trouver, est-ce que ça touche surtout une certaine catégorie de la jeunesse. Quel est le profil des premiers skaters ?
j’avais l’impression que c’était des jeunes issus du milieu urbain, comme moi. José, par exemple, avait ce profil et le matériel provenait pour la plupart de magasins de jouets, des « Kamikaze », des « Midonn »…

En essayant la planche « Banzaï » de José, as-tu l’impression que c’est supérieur à ce que tu connais ?
C’était un bon énorme ! D’un bricolage que je rattache encore au roll-surf, on passe à un vrai skateboard, mais je préférais ma planche rigide côté sensibilité !

Comment se passe cette première rencontre avec Marquant ?
C’était un dimanche. On avait skaté toute la journée et en fin d’après-midi, un grand break wolkswagen remonte la pente en tirant une remorque. Il s’arrête en haut. Tout de suite, une grappe de gamins s’agglutine autour du véhicule comme si c’était le messie !

Quelle impression te fait-il ?
J’avais été frappé par son gabarit et son allure altière. Il était bronzé et faisait Américain ! Il était accompagné de sa femme, Hinano, Tahitienne, très jolie dans une robe blanche de lin et nu-pieds…
Il vendait ses skates directement de la remorque, 200 à 300 francs. De la main à la main. C’était le point de vente mobile de la capitale !

Et ça marchait ?
Oui. Il y avait beaucoup de jeunes du XVI ème pour lesquels ça ne représentait pas grand-chose et après avoir fait ses ventes, José m’a présenté et lui a parlé des figures que j’étais un des tout premiers à faire. Marquant cherchait des démonstrateurs car Alain de Moyencourt venait de le plaquer et Joël Boisgontier était trop jeune, il m’engage ainsi que Xavier ! Et comme cadeau de bienvenue, je reçois une planche complète qui me faisait tant baver d’envie !

Pressens-tu que tu pourrais gagner un peu d’argent en faisant du skate ?
Non, je n’étais pas dans une vision mercantile. J’avais fini mon école de dessin et j’étais complètement disponible à cette rentrée 1976. J’ai foncé car je ne savais pas quoi faire sinon m’inscrire aux cours du soir ou au chômage…

Premières démos

Comment se passent les premières démos ?
Dès le dimanche suivant, José, Xavier et moi-même, nous retrouvons dans un centre commercial à Rosny-sous-bois où Marquant avait monté un stand pour vendre ses « Banzaï ». À cette époque, le skate était perçu comme un objet dangereux ou inconnu auprès du grand public. Ça n’était pas facile de le vendre à travers le circuit des magasins de sport. Et c’est là que nous, les démonstrateurs, avons eu un rôle primordial afin de montrer que le skate était un engin de liberté et accessible ! Nous étions indispensables pour lui…

Comment étaient ces premiers stands de démonstrations ?
Au sol, Marquant avait installé une sorte de gomme verte, pour faire « sécurité » et « pro » ! (Rires) Autour de la piste, des bottes de paille ! Mais la surface verte faisait des vagues, elle nous freinait… On a donc fait les démonstrations directement dans la galerie marchande, au milieu de la foule. Son aire prévue ne servait à rien si ce n’est qu’aux jeunes enfants qui apprenaient l’équilibre et tenus par la main.

Vous aviez été payé ?
Il nous avait glissé un billet à chacun pour la journée…

Sentez-vous rapidement un engouement auprès du public ?
Oui. Tout va s’enchaîner très vite. Tous les jours j’appelais Marquant pour savoir quel était le programme et les rendez-vous. La presse commençait à s’intéresser au phénomène. Nous avons fait une séance de photo sur les Champs-Élysées pour un reportage dans « L’Express » qui a été un bon coup de pouce.
Nous étions aussi présent au Salon de l’enfance au CNIT, tout le monde avait mis la main à la pâte, José, l’Ours et même Joël. Alain de Moyencourt nous avait rejoint pour la démo et c’est là qu’il se blesse à la tête à cause du module qu’on avait bricolé en contreplaqué. J’avais même conçu des affiches à l’aérographe, avec le slogan : « Roll-surfing : oui, Pollution : non » !

Le nom de Roll-surf était donc encore associé au skate en 1976 ?
Oui, c’était encore présent.

Donc si vous faîtes des modules, c‘est que les plans inclinés commencent aussi à vous intéresser ?
Tout à fait, en fait, le tremplin finit par servir de banks. D’ailleurs, grâce à ce Salon de l’enfance, nous allons découvrir deux très bons spot. Avec Xavier, pendant les pauses, nous allions nous balader dans les environs et nous sommes tombés sur une succession de vagues en briquettes rouges qui faisaient le lien entre la gare RER et une rue. On a commencé par faire des virages en suivant les vagues, mais nous nous sommes vite aperçus qu’il fallait faire des kick-turns et pousser en courbe pour rester plus longtemps entre les plans inclinés qui se faisaient face. Ça a été notre premier spot de street ! Ensuite, nous avons découvert plus loin trois bosses de ciment lisse, peintes en rouge, vert et jaune et dont la plus haute faisait deux mètres de haut ! C’était à celui qui faisait le plus d’aller et retours entre les deux plus hautes, c’était à Courbevoie.

Quelle est la fréquence des démos ? C’était seulement les week-ends ?
J’ai commencé à vivre en permanence avec le couple Marquant. C’était des démonstrations au quotidien sur les trottoirs, devant les magasins pour vendre nos planches. Le week-end était réservé aux grandes surfaces. Mais toutes ces démonstrations n’ont pas duré très longtemps car très vite, le skate était connu de tous et nous n’avions plus besoin d’être souvent sur le terrain car on s’est concentré de plus en plus vers les médias, presse et télévision.
Un jour par exemple, Jean-Pierre nous avait convoqués pour une surprise. Et nous voilà partis, le team au complet, vers l’aéroport de Roissy/Charles de Gaulle. Jean-Pierre qui avait été chef de cabine chez U. T. A. avait obtenu des autorisations et nous nous sommes retrouvés à skater sur une aile d’un DC 10 devant les caméras de la télévision ! Nous avions des consignes très strictes pour ne pas s’approcher trop près des volets. C’était affreusement glissant et les ailes balançaient dangereusement, bien haut par rapport au tarmac… Mais ça a donné des images d’anthologie qui sont passées au journal télévisé !

Un bon coup de marketing !
Ce passage télé a eu un énorme impact sur les ventes. De week-end en week-ends, le Trocadéro se remplissait de skaters. Jean-Pierre a fait appel à Philippe Renaudin pour étoffer le team. C’était un coursier. Il nous rejoignait avec son scooter en soirée au Troca. Il aimait se grimer en clown et faisait des manipulations avec toutes sortes d’objets.


(Toutes les photos : archives T. Dupin, sauf indiquées)

CONTINUES ON PART 2

 
Thierry Dupin et une partie de sa collection de fossiles, 2008.
Publicité pour le “Surf-Jack“, dans Frimousse, 1965.
La pente du phare, Biarritz, 1976.
La descente du lycée, Biarritz,1976.
Hinano et Jean-Pierre Marquant, Trocadéro, 1976.
Le Team “Banzaï“ (Thierry Dupin, Xavier Lannes, José de Matos), 1976.
T. Dupin, blockhauss, Biarritz, 1977.
T. Dupin et C. Chalkan, blockhauss, Biarritz, 1977.
T. Dupin en “Gorilla grip“ au-dessus de 6 planches, 1977.
 
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