hors-serie n°13, 1989  

BASSINS DELIRIUM

Racontée par un des acteurs du drame, la véritable histoire des bassins de la tour Eiffel, spot éphémère mais promu au rang de mythe universel par les meilleurs skateurs parisiens du monde ! En attendant gout'd'eau, un remake spécial du lac des cygnes. Version vilains petits canards...
PARIS 1889 : les fourmis s'activent autour de la grande reine et la Tour est montée. Huit ans plus tard, les derniers bâtiments de l'expo universelle ont presque disparu : un plan de réaménagement des parcs et jardins va donner naissance aux bassins. Dans le même temps, le palais de Chaillot est transformé et les deux superbes descentes que l'on connaît bien aujourd'hui sont aménagées...
MAI 1977 : UN SPOT EST NÉ.
Même principe qu'aux Etats-Unis : piscine vidée et nettoyée, le show peut commencer. Les skateurs trouvent les bassins vides. Invraisemblable : de grandes courbes, des murs relevés, des bords bien arrondis. Kick turn, tail tape, lay back, curves et autres figures style surf font partie des prouesses techniques du moment. Hélas, le gang des canards est de retour et les bassins sont remplis en grandes pompes. Few years later, the Duck's Gang décime quatre vingt dix pour cent des skateurs : les mitraillettes à camemberts ont fait du bon boulot ! La fin des années 70 est terrible, le marché du skate se casse la gueule. Noir c'est noir...
1986 : PAS MAL D'EAU
a coulé dans les bassins, on découvre deux baignoires à moustiques au Troca (une de chaque côté s'il vous plaît...).

Une poignée héroïque de streeters essayent de grinder, curver et rentrer des aerials tandis que les mosquitos rappliquent dard-dard. À la même époque, on apprend que l'un des grands bassins sous la Tour est à moitié vide. On s'organise pour un run : balais, pelles, chiffons etc... " Que cet hélas a de peine à sortir" (Corneille) : le limon déposé au fond est effectivement une véritable galère. En trois jours, on dégage à peine de quoi skater deux plans inclinés face à face. Douze mois plus tard, on est au rendez-vous alors que le SK8 marche fort aux US (ça s'exporte de mieux en mieux) et qu'en France, le street règne au Troca et à Orsay (" 1987 : Il était une fois dans les bassins ouest ") : le plus grand bassin du coin est à sec ! Un quart de la superficie seulement a été nettoyée au jet ; le reste est impraticable : une odeur nauséabonde... Néanmoins, on se la donne à fond pendant dix jours.
1988 EST LA BONNE, LA GRANDE SARABANDE DU SK8.
Fin mars, ce même bassin est complètement vide : les canards sont aux placards et les cygnes se signent. Le rideau s'ouvre, la vengeance sera terrible.
Tandis que Petit Jean (surnom parce qu'il est trop grand) gambade allègrement sous la Tour en direction du trocball, joie et stupéfaction l'assaillent lorsqu'il s'arrête par hasard près des bassins : " Vides les mecs ! vides ouais qui z'étaient les bassins, puisque j'vous le dis !!! ", jactant assis sur les marches du palais de Chaillot avec sa gouaille habituelle de titi parisien. Personne n'ose le croire : Pierre André, Denis, Thrash max, Tramber, Rakike, Jérome, Thiasma, P'tit gars (microbio), Bob, La gazelle, et j'en passe... ressassent ce qu'ils viennent à peine d'entraver. En s'offrant une super descente vers la Tour, ils fonçent incognito en direction des bassins. Ptit'j n'a pas menti : plus une goutte, archi vide, super clean, plus de limon infect, il fait hyper beau, exultation chez les skateurs.
LES GARDES MOBILES EN FACTION au pied de la Tour métallique s'interrogent (gardent-ils la Tour ou les bassins ? ), quand sous leurs nez déferle une vague de skateurs déchaînés, affamés, aux yeux complètement exorbités. Le bassin est en état de siège : l'alerte est immédiatement donnée par le C.R.S. radio et dix minutes plus tard un bataillon de gardiens du champs de Mars avec des grandes ailes blanches dans le dos, des jolis képis bleus sur la tête et des sifflets étincelants dans la bouche investit l'endroit.
L'escarmouche se termine, une trêve s'engage, notre porte-parole (Pierre-André) entame les tractations. Les skateurs assis en fument le calumet de la paix, le chef des gardiens aspire quelques bouffées. Pierre-André s'explique :
" 1000 m2 nickel dans ces bassins, c'est le paradis pour nous... Si vous nous laissez skater cet aprem’, je vous file une planche de free pour votre kid ! ".
 
APRÈS S’ETRE MIS PLUSIEURS FOIS LE DOIGT
dans le tarin, il accepte et consent à nous céder une partie de son territoire. Le traité de paix est signé, pour nous c'est un grand jour, j'entends encore mon frère Roulement habile me dire : " Par le grand waconda, les petits papooses vont être fiers de leurs 608 ZZ ". Après ces troubles, Chien qui fume et la horde sauvage se rassurent, ils inspectent le coin, ne découvrent que des arrondis et des hauts bords relevés. Tout le monde se défoule : ollie, bancless, foot plant, etc... On y retourne le soir : le mot d'ordre est passé. Man X, après une journée de job chez Chatta, enchaîne rock walk, curves, aerials et des grinds d'enfer à vous faire serrer les dents. Spectacle gratis pour tous les touristes, promeneurs et badauds de toutes sortes. Très vite et de bouches à oreilles les jours qui suivent, une myriade de sympathisants de la planche àroulettes se donne rendez-vous ici et s'adonne aux plaisirs de " ce sport acrobatique défiant les lois de la pesanteur ", tout comme la Tour Eiffel d'ailleurs. Une anecdote au passage : le chef des gardiens chef, à force de bouffer du SK8 toute la journée et finissant par craquer d'entendre ces streeters rugissant et martelant le macadam, s'est transformé en cow-boy. Il surgissait de nulle part le sifflet à la bouche, l'étoile de shériff sur son coeur et, titubant comme un clown de Barnum, gueulait comme un malade : " Priiiiiit ! priiiiiiii ! ! allez foutez-moi le camp, priiiîiiiiiit !!! tout le monde dehors priiiiiiiiiiit !! vous n'avez rien à foutre ici ". Au début le coach était sévère : deux trois heures de skate pas plus, le temps de faire sa ronde. Finalement, cela devint un jeu : lui dans ses jardins et nous dans les bassins ! Quand il se radinait et commençait son cinéma, on mettait les bouts pour qu'il reste crédible vis-à-vis des gardes mobiles. Mais le soir, lorsque tous les thrasheurs étaient là, il se la jouait un peu et nous parlait verlan: " Bon les teurska là, si vous faites les oufs ça va pas aller : moi j'me seca à neuf heures, alors après coolos les petits gars ok ? ça chemar, lus !! ". Le gardien était à la page... Les mercredi, samedi et dimanche après-midi, le pauvre était submergé par une ribambelle de gamins, les parents sur les bancs d'à côté taillant une bavette et attendant leurs progénitures. C'était maintenant l'été, la végétation luxuriante rendait le site exotique : il faisait bon skater !
EN SHORT, TORSE NU comme en Calif, le décor en disait long : une (belle) Tour Eiffel, une pelouse qui sentait bon, de jolies fleurs et un arbre aux mille racines majestueuses sur lesquelles nous posions nos affaires... Un vrai paradis ! Ainsi coulaient les jours heureux des bassins. Le soir était encore plus exaltant : à l'heure de la fraîcheur, les bassins désertés pour cause de dîner offraient plus de possibilités à ceux qui en voulaient. Les vrais, les purs, les durs se retrouvaient là vers neuf heures, le " Bassin Team " était en train de naître, une nouvelle génération de thrashers s'affirmait ! Grâce aux bassins, le niveau ne cessera de croître et c'est tout un nouveau style qui s'y est développé. Des streeters pourtant confirmés devenaient brillants dans un domaine où ils n'avaient jamais eu la chance de progresser jusqu'alors. Béton Hurlant et le skatepark de la Villette étant détruit depuis belle lurette, d'autres skateurs passant à la rampe, tout s'accomplissait avec un nouvel état d'esprit. Ancienne et nouvelle école se mélèrent rapidement : quelques dinosaures négociaient les grandes courbes en pompant comme des malades et les nouveaux skateurs se préoccupaient davantage de trucs plus techniques :
madonna, aerial contor, stale fish, line air, ollie variale, nose bone etc... Chaque soir devenait de plus en plus magique : la Tour illuminée offrait un spectacle grandiose et l'on skatait tard à la lumière du réverbère. Jamais d'incidents, les gardes mobiles (présents vingt quatre heures sur vingt quatre) incitant certainement les mauvais esprits à se calmer. Quant aux accidents, il n'y eut pas trop de bobos : une ou deux fractures, des entorses, des bleus et surtout pas mal de croûtes !ILS ÉTAIENT BIEN CHANCEUX CES SKATEURS : toujours un large public pour les admirer et de gentes demoiselles pour leur tenir compagnie.
Chaque jour on se posait la même question " Et demain ? Est-ce que les bassins seront encore vides ". Plus les corvées de balais se multipliaient, plus on gardait l'espoir qu'ils ne soient remplis qu'après les grandes vacances. Présents au premier contest de Nation, les frères Mayer (USA) sont passés nous voir et les deux bouffeurs de hamburgers nous ont sortis des trucs insensés : un style impeccable, des ollies et aerials contor encore plus hauts. Le premier jour, le gardien s'était caché et leur a fait une peur bleue en hurlant qu'il fallait sortir. Les deux Ricains pris de panique s'attendaient à être arrêtés et emmenés en prison : en Californie, s'ils vous attrapent dans des endroits comme ça, c'est une amende costaude et la taule si vous ne faites pas l'enfant de coeur (" Oui m'sieur l'agent")...
 
PAS MAL D'HISTOIRES CIRCULAIENT, telle celle de la trace du mec qui s'était jeté du premier étage de la Tour ; on n'en finissait nous de dire " C'est là, près des bassins q'il est tombé !". Le pauvre : avec de l'eau, peut-être aurait-il pu s'en sortir. À genoux, il est tombé à côté. Là, c'est la trace de ses genoux (50 cm dans l'herbe) et là, ce sont ses pieds (20 cm dans la terre) et puis là, le reste de son corps qui a épousé le sol !" On était un peu sinistres, de vrais thrashers prenant la place du mort pour voir comment il avait fait pour arriver jusque-là. Une foule sans pareille inondait ce rendez-vous. L'amicale des cyclistes était à présent parmi nous et l'association des rollers à casquettes continuait sa course éfrenée dans ses sauts supra hauts.
Mais début juin, rien ne va plus : la végétation luxuriante souffre, les branches du saule pleureur sont dévastées, les plantes grasses en prennent un sacré coup et les fleurs demandent grâce... La pelouse où l'on squatte tout le temps n'est plus qu'un tapis de terre : on change d'endroit chaque fois qu'elle disparaît si bien qu'il n'y a bientôt plus d'herbe du tout ! Quant au gardien, il est porté disparu...


CABALLLERO FAIT SON ENTREE le premier jeudi du mois. La tête penchée sur le côté, il pose sa planche, trottine comme une jeune gazelle et sur le premier bord qu'il trouve sort un ollie tellement long qu'on en a tous le souffle coupé. Il continue par un front air, back side air caractéristique, grind to revert, stall fish, ollie to tail, nose pick etc... Une belle prestation. Salut Cab, à dimanche pour l'open d'Avon ! Le soir même, Kasaï se pointe, heureux : " Did you see the Eiffel Tower Lester ? ". Sa casquette à l'envers, tout le monde se pousse. Aerial contor one foot, invert fakie, madonna, bonneless, ollie to tail, foot plan fakie, mute air, japan air, tout un tas de figures et pas une faute : il ne tombe jamais. Ok ! Ok ! Guy ! Il s'apprête à partir : " B-O-N-S-O-I-R " dit-il en français. La chasse aux pros est ouverte. Jeudi : rien du tout. Vendredi après-midi (enfin !) : Natas Kaupas, The Ollie Master, est là !. Ça fait quatre jours que ça dure depuis l'arrivée de Cab... Natas passe l'île, c.a.d. près de trois mètres de long à 1,20 m de haut en backsideolliegrabmuteaircontoronefoot ; eh oui, tout ça en même temps : une extraordinaire agilité de félin ! Je répète pour ceux qui n'ont pas compris : backside ollie grab mute air contor one foot. Natas nous fait le plein de ollies :
ollie air walk varial, ollie 360 one foot, ollie rock'n roll slide, ollie variale mad, ollie flip... Enchanté moi c'est Marcel ! Tous les locals en étaient béats mais Natas s'est cassé :
très réservé, il reviendra peut-être ce soir...
DÉBUT DE SOIRÉE CAPTIVANT: plein de skateurs étrangers, allemands, suédois, italiens, belges, hollandais (ils sont tous là pour l'open d'Avon)... Impossible de skater très longtemps, ça fusionne dans tous les sens et dans le tumulte infernal il ne reste qu'une seule solution s'asseoir sur sa planche et regarder. Nicky Guerrero (Danemark) curve à l'aise et dira même : " it's the most enjoying spot I've ever seen " (le spot le plus amusant qu'il connaisse)... Ralph Midendorff, Florian Boehm, Claus Grabke (tous trois de RFA), Jeff Hedge (USA) : un déferlement de skateurs pros tous azimuts qui portent également un jugement élogieux sur le spot. A ce rythme, les plombs de la Tour vont finir par sauter...
 
A LA FIN DE CETTE SESSION on attend tous Natas, Il est 01h00, si tard qu'il ne reste plus grand monde quand il arrive enfin : quinze minutes après, par la magie de son style, il nous tient éveillés et nous offre un run de folie. Il est vraiment très doué et l'on aimerait bien passer la nuit blanche à le regarder ! Après le passage des pros US à Paris, un sourire radieux illumine le visage de " ceux qui ont vu " ! Le " bassin team " déploie ses ailes, un tas d'attirail des chantiers de la Tour est mis en place : blocs de pierre, rails d'ascenseurs, planches, banks, toutes sortes d'obstacles gisent pêle-mêle au fond du bassin. Le team se met à bosser : Tsh Mx, Thiasma, Jérome nous font des ollies rock'n roll slides d'enfer sur le rail qui traverse l'île, Rakike desserre à fond les trucks de sa board et nous sort mute air et japan air, Le Man se fait des rock'n roll slides de 10 m de long et un winnie front air encore plus haut, Morgan (membre bienfaiteur du club de la casquette de roller maintenant converti au skate) passe l'île en entier dans un périlleux contor roller et Tsh Luc (éditeur de " bonneless mag ", petit fanzine gratuit) rentre ollie to tail. Jean le roi du tongo change de planche en rock'n roll slide sur le rail et Ths Mx tape ses ollies sur les blocs en haut des bords. Plus des suites en curves... Quant à Man X, il assure ses slides et des jumps satan X ! Tod Swank, célèbre photographe de Transworld Skateboarding, est même passé par là. Résultat, quelques lignes sur les bassins : " A great pool for skating at the bottom of one of the most exiting french monument " et deux belles photos de nos p'tit gars en première communion (Tsh Mx et Louis XV -Eric le suédois-). Parmi les derniers skateurs pros à être venu, citons Marc Gonzales (gonzon !), Per Welinder, Ken Park (à l'occasion du concert de Prince et du contest à Munster au mois de juillet).
 
AOÛT : PENDANT LE MOIS LE PLUS CALME de l'année (à Paris !), le bassin est visité par bon nombre de streeters étrangers et les derniers jours frôlent le délire. On se fait même des sessions au trois quatre zéro pour changer d'air (vive le 340 !). Le bassin team, dans un accès de fièvre, n'arrête pas de faire des conneries : Tofman photographie tout ce qu'il trouve, même le cul de Congo et Mathias, on se bastonne tout le temps, nous sombrons dans la skatologie !
AU MOIS DE SEPTEMBRE LA FIN EST PROCHE et la pluie (ennemi numéro 1 du skateur) ne nous épargne pas : s'il y a bien encore des touristes à la noix qui nous font rire en s'enfumant dans la grotte près de la cascade pour avoir voulu faire un feu et y passer la nuit, le ton n'y est plus. Des barrières ont été disposées au fond en bas de la grande courbe, des compresseurs et autres mastodontes du même genre occupent le terrain... Début octobre vont avoir lieu les Championnats de France au Troca : Monty Nolder et Bert Lamar débarquent à leur tour aux bassins. Monty ne comprend rien du tout, il est sourd, le sonotone de son oreille est décroché : c'est pour ça qu'il skate si bien sur une rampe (superbes christ air !). Quant à Bert Lamar, il demande à tout le monde si on dit " neige en novembre, noël fin décembre ". Le Troca super plein, les bassins le trop plein : le premier week-end d'octobre est le dernier pour nous... En plein après-midi le niveau de l'eau monte progressivement et tous les skateurs tirent la tronche : le soir, Rakike brûle sa planche, Mathias et Jérome se foutent à poil et skatent dans les flaques d'eau. Le lendemain, les bassins sont pleins... Le jardinier parle de dynamite, les parents s'inquiètent : leurs enfants sont tristes, ils ne mangent plus, ramènent de mauvaises notes, rien ne va plus ! La nostalgie nous gagne et les jours passent. Les bassins ne sont plus qu'un rêve maintenant : les canards dans la mare, les skateurs " y'en a marre ". Le bassin team devient le team orsay. Pour les mélancoliques, vous pouvez aller vous balader près des bassins, vous verrez peut-être à travers la surface de l'eau quelques grafitis, témoignage d'une habitude ancestrale. Quant à ceux qui se sont plaints de la dégradation du site, tout est rentré dans l'ordre : on entendra encore la cascade et les couins-couins.
À QUAND LA PROCHAINE SESSION ? Jamais peut-être ! Mais il faut toujours se méfier de l'eau qui dort...

FIN
Par Joel Boisgontier

 
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