Benjamin Chasselon :
exclusive interview 2011

(avec la participation de Stéphane André)


Introduction

Vous en connaissez beaucoup des skaters qui, pendant plus de deux ans et entre deux handplants, auraient passé leurs journées devant une toile ? Et pour quoi faire ?
Pour rendre compte avec de la peinture à l’huile et des pinceaux, de petits points imprimés en quadrichromie sur du papier, même pas glacé !
Cette tentative un peu folle méritait bien qu’on prenne le temps de s’y attarder nous aussi, en retour. Au moment où ces toiles sont exposées à la “Gaité Lyrique“, dans le cadre de la manifestation “Public Domaine“ sous-titrée “Skateboard Culture“, voici donc une conversation dans laquelle skateboard et culture vont se croiser, pas toujours là où on les attendaient le plus…

 

Un parcours entre les lignes

Quand es-tu né ?
Benjamin Chasselon : Le 27 août 1971 à Marseille.

Quel est le souvenir de ta première émotion picturale ?
B. Chasselon : Oh, il y en a beaucoup ! Je dirais des petites images avec de la lumière… Quelque chose de simple et pur comme une émotion de Noël.

Est-ce que tu dessines beaucoup enfant ?
B. Chasselon : Je me souviens parfaitement du moment où je me suis dit : « Il faut que j’arrive à faire ça ! » en regardant ce que dessinait mon frère aîné. C’était une maison en perspective et je devais être au CP. J’ai gardé cette anecdote en mémoire.
Autrement, lorsque je voulais dessiner un animal par exemple, j’observais les proportions du modèle et j’essayais de m’adapter, de bidouiller avec mes propres moyens. Petit à petit, j’ai goûté le grand plaisir de m’absorber là-dedans…

Qu’est-ce que représente le dessin pour toi à cette époque : un moyen d’évasion ? Une activité où tu es considéré ?
B. Chasselon : Je me rends compte des choses maintenant, mais enfant, je le vivais sans l’analyser. Aujourd’hui, c’est mon métier, je m’y consacre tous les jours et franchement, je dirais que c’est une activité aussi nécessaire et vitale que celle de dormir ! Le plus dur c’est de s’y mettre, après c’est de la transe… Ça m’absorbe complètement comme lorsque, enfant, tu simules le bruit de l’avion que tu es en train de dessiner ! (Rires)

On n’oublie pas ce genre d’émotion…
B. Chasselon : Je crois qu’il y a un double plaisir. J’en prends d’abord un à le faire pour moi et après il y a la réception auprès des gens qui, en retour, aiment ce que je fais et me renvoient des choses. Que ce soit des gens qui m’ont donné cette envie de peindre, les grand parents qui t’encouragent ou ce que tu découvres en visitant les musées et en regardant les peintres. Tout ça participe aussi à ce plaisir…

Les instituteurs qui accrochent ton dessin sur les murs de la classe…
B. Chasselon : Évidemment. Ou alors, les trois personnes qui vont avoir le même dessin que toi parce qu’ils t’ont demandé de le faire à leur place… J’ai plein d’histoires comme ça ! Ça se faisait d’ailleurs très naturellement et je n’étais pas avare de ça. Je dessinais presque à la chaîne leurs chapeaux de cow-boy que je savais faire en perspective un peu mieux que tout le monde. Cette disposition particulière m’a mis dans une certaine marge, ou alors j’y étais déjà un peu…

On se construit aussi dans ces marges et la pratique du dessin maintient une forme d’échange avec le monde…
B. Chasselon : Oui, l’art est un truc exceptionnel ! Ça relève de l’automédication ! (Rires) Ou alors, peut-être que je pourrais être heureux en étant jardinier par exemple : je ferais des bonzaïs au Japon. Je pourrais sûrement y consacrer une vie entière…
 
Notre génération avait des concours de dessins organisés par les mags de skate… Tu dessinais quoi ou qui dans les marges de tes cahiers de cours ?
B. Chasselon : Moi, j’ai connu les concours dans “Bicross Magazine“ ! (Rires)
Enfant, j’avais l’habitude de dessiner tous mes jouets. Par l’intermédiaire du dessin, grâce à cette sorte de subterfuge, je pouvais déjà jouer avec mes jouets de Noël bien avant de les recevoir ! (Rires) Je vivais intensément cette mise en forme en deux dimensions de mon environnement proche.
Cela dit, j’avais des potes qui dessinaient beaucoup plus que moi.
Vers l’âge de sept ans, j’ai suivi des cours de peinture avec un peintre marseillais assez connu à l’époque, M. Péron. C’était une ambiance géniale, mais je trouvais la technique de la peinture beaucoup trop difficile. Je n’arrivais pas à la maîtriser, donc je me suis réfugié dans le dessin. Ça m’a permis d’atteindre un niveau d’exigence dans le rendu que je n’approchais pas en peinture. À la suite de cette expérience dans cet atelier, j’en suis arrivé à dire à tout le monde, pendant une dizaine d’années, que je n’aimais pas la peinture !

À quel moment commences-tu à te projeter dans une carrière artistique ?
Y’a-t-il un déclic ?

B. Chasselon : Mon père travaillait dans les produits pour papeteries. Il m’a offert une boîte de peinture à l’huile, assez modeste, avec quelques tubes. Même pas les primaires ! (Rires) Aujourd’hui encore, je me sers de ce matériel qui était de très bonne qualité. J’avais une dizaine d’années à ce moment-là en 1982 et je commençais à avoir un œil sur la Californie et son style de vie. J’avais fait par exemple, deux ou trois tableaux représentant des “Morey“. Mais je trouvais la technique de l’huile encore trop dure à maîtriser…

Tu penses faire l’école des Beaux-arts plus tard ?
B. Chasselon : Pas encore. Je peins quelques tableaux chez moi, dans une veine assez surréaliste. C’est aussi une période de ma vie assez tourmentée et mouvementée avec le divorce de mes parents, etc. j’ai encore ces peintures chez moi et elles sont assez torturées !
Le déclic se produit en classe de 3e, lorsqu’une fille passe dans la classe en demandant si quelqu’un est intéressé par le brevet de technicien en arts appliqués au lycée Marie Curie, à Marseille. J’ai parlé de cette filière à ma mère et elle a emboîté le pas car mes résultats scolaires étaient en chute libre. Je n’étais pas délinquant, mais il fallait que je m’oriente. J’ai failli faire de la technologie, personne ne savait quoi faire de moi… Ma mère s’est donc renseignée pour ce lycée et un autre, Diderot, qui proposait un Bac plus un BTS. J’y suis allé et j’ai passé un Bac que j’ai eu avec mention. J’ai rencontré une équipe formidable de profs et j’ai réellement vécu une explosion de connaissances et de savoirs. J’ai tout appris en analyse d’image, en perspective, en peinture, en histoire de l’art, etc.
Avec mon Bac en poche, j’ai essayé le design. J’ai fait des stages chez Charly Bové. Finalement, peut-être parce que j’étais trop engagé dans le skate, j’en ai eu ras-le-bol des études et je me suis orienté vers un enseignement plus libre, les Beaux-arts de Marseille. Là-bas, à l’école de Luminy, je n’ai rien foutu pendant un an. Et l’année d’après, je me suis fait virer ! (Rires)

Pourquoi ? Tu n’assistais plus aux cours ?
B. Chasselon : Non, j’y allais, mais je n’apprenais plus rien qui me serve à quelque chose dans ma pratique. Je faisais des toiles à l’huile, influencé par le surréalisme et les profs me disaient que je faisais de la merde ! Moi, je voulais apprendre des techniques et ce n’était pas l’endroit pour ça. Je voulais savoir ne serait-ce que comment on prépare une toile… Bref, j’ai peut-être eu une quinzaine de cours intéressants, mais c’est tout. En sculpture, j’ai connu un mec irréprochable, Jacques Choquin, qui faisait des toboggans en forme de crabe dans l’espace public ou dans les cours d’écoles. Ou Piotr Klemensiewicz en peinture, qui faisait un cours sur la technique de l’huile. Mais en dehors de ça, c’était très limite…

Klemensiewicz à une époque emmenait ses élèves au musée des Beaux-arts du Palais Longchamp ou au musée d’art moderne à Cantini pour faire des copies…
B. Chasselon : Je n’ai pas connu cette période. Il a commencé ça deux ans après que je sois parti. Il paraît que l’enseignement a évolué car j’ai entendu dire qu’il y a maintenant des cours, assez réguliers, de copie au sein même de l‘école…
Durant ces années, la peinture me travaillait à mort. Je ne pensais qu’à ça ! J’essayais de comprendre, de percer des secrets. Je passais par toutes sortes de chemins possibles alors qu’avec deux bons cours, j’aurais sûrement arrêté de galérer. J’en étais à récupérer la résine des pins, la sève des cerisiers pour tester des mélanges avec des pigments et fabriquer mes couleurs. J’ai fait pleins de bidouillages à la con ! (Rires)

Tu as lu le bouquin de Xavier de Langlais sur les techniques de peinture à l’huile ?
B. Chasselon : Depuis cette époque, je l’ai eu, c’est bon ! (Rires)

Que fais-tu après t’être fait virer des Beaux-arts ?
B. Chasselon : Je découvre une école de restauration à Avignon et je me suis lancé dans la restauration de tableaux pendant un an. Puis j’ai changé d‘école, toujours dans la restauration, mais elle a coulé et je n’ai pas pu avoir mon diplôme. Après cette expérience, je suis entré dans un atelier de restauration de tableaux, à Marseille, chez Luc de Falco. Je le considère un peu comme mon maître. Il m’a appris beaucoup de choses et depuis je travaille sur de bonnes bases. Je suis resté chez lui pendant neuf mois et de fil en aiguille, on a commencé à s’amuser à faire des copies de tableaux qui passaient en atelier. J’ai commencé à peindre Marseille, du point de vue des anciens peintres du XIXe siècle que je croisais dans l’atelier. Je sortais et j’allais me poster aux mêmes endroits qu’eux. J’ai peint dehors un moment puis je suis passé à la photographie pour faire évoluer ma peinture.



Photoréalism


Justement, avant qu’on aborde ta dernière série, j’aimerais qu’on parle un peu de travail antérieur, notamment ce rapport de ta peinture à la photo. Par exemple, est-ce que tu prends toi-même les photos qui te servent de documents pour tes peintures ?
B. Chasselon : Je prends toutes les prises de vues à quelques exceptions près.

Tu n’a jamais utilisé des cartes postales ou des images que tu trouves ?
B. Chasselon : Non.

Est-ce la photo qui va te conduire au tableau ou as-tu l’idée du tableau avant de faire la photo ?
B. Chasselon : Je vais à la chasse à l’image et parfois, je me retrouve avec des tonnes de photos inutilisables ! Y’a rien dessus ! Une mouette qui passe ! (Rires)


Fais-tu des recadrages ? Des montages ou des collages pour construire ton tableau ?
B. Chasselon : Oui, ça m’arrive. Sur la série des baigneurs par exemple, je peux mélanger et confondre des perspectives. Je me suis amusé à combiner des perspectives en plongée avec d’autres plus frontales, mais la plupart du temps, mon intervention se résume à gommer simplement quelques détails que je juge horribles, comme les poubelles par exemple.

Est-ce que la lumière, le moment de la journée, les circonstances extérieures sont importants pour toi au moment de la prise de vue ? Est-ce que tu essayes de retranscrire ces événements dans la peinture ?
B. Chasselon : Quelquefois, je vois dans l’objectif que ça va être bien. Sinon, je fais un peu confiance à ce que j’appellerais la “deuxième vision“. La photographie est, pour faire une analogie, un peu comme la pêche à l’épervier. C’est-à-dire que je ne sais pas exactement quel poisson je vais attraper et à quel endroit il sera dans le filet…
Je jette mon filet de manière à avoir un résultat et la photo finalement se résume à n’être qu’un prétexte à peindre.

Le numérique a-t-il changé quelque chose pour toi ?
B. Chasselon : Je ne suis pas encore passé au numérique ! (Rires) C’est très étrange, mais plus j’avance, plus j’ai l’impression que je vais lâcher mes vieux appareils argentiques. Il va falloir que je prenne une décision car je suis très un mauvais photographe… Je ne travaille pas du tout cette partie-là !

Ton souci de la technique en peinture n’est peut-être pas si éloigné que ça du celui de l’artiste numérique qui lui aussi doit apprendre à contrôler des outils. Pourquoi cette partie ne t’intéresse-t-elle pas ?
B. Chasselon : On dirait que c’est de l’auto-flagellation ! (Rires) C’est comme si je n’avais pas envie au fond de moi, d’être au point avec ça… Et ça me gonfle !

Les Américains parlent de “Photoréalism“ pour ce qu’on classe souvent en Europe sous le terme d’Hyperréalisme. Une des caractéristiques de ces œuvres est que la photographie intervient non seulement dans le processus de fabrication du tableau mais aussi dans celui de son évaluation. On ne peut pas s’empêcher de juger ces peintures par rapport à un rendu photographique…
B. Chasselon : Ce qui est dommage, c’est qu’on pense, et moi le premier, qu’il y a une frontière entre les deux. Il faudrait se mettre dans la tête qu’il n’y en a pas. C’est pour ça que je parle du caractère très particulier de ce module qu’est l’art. On a trop envie d’enfermer les choses alors que la peinture est une fée souriante qui s’échappe à chaque fois que tu veux l’attraper !
Au bout d’un certain temps, mes peintures me fatiguent, il faut que je les finisse pour ne pas qu’elles deviennent une astreinte et que je ne brise pas cette légèreté. Lorsque je commence un tableau, c’est une énorme jubilation. Puis, la peinture s’échappe et elle devient autonome avec sa propre existence et son propre développement.

Qu’est-ce que la peinture nous dit que ne peut aborder la photo ? Qu’est-ce qui fait sa spécificité ?
B. Chasselon : Le principe de l’appareil photo a existé de tout temps. À la préhistoire, je suis persuadé que des hommes s’amusaient à fermer les yeux pour avoir des impressions lumineuses sur la rétine. Simplement pour s’amuser, pour expérimenter une sensation. Et c’est la même chose avec la perspective, avec un esprit géométrique, on peut très bien reproduire la nature à partir de constructions abstraites. De la “camera obscura“ de la Renaissance en passant par touts sortes de machines optiques, les peintres ont toujours utilisé les outils techniques de leur époque pour mettre en forme leur vision. Tout ce savoir issu de la Renaissance a fait exploser la peinture religieuse à partir de ces inventions. La découverte de la perspective conique a tout transformé, on est passé d’un objet de culte à la création de fenêtre sur l’histoire. C’est un passage qui me passionne…
Dans son livre “Savoirs secrets“, David Hockney a très bien montré que l'histoire de la peinture était intimement lié au développement de tous les appareils optiques, des lentilles convexes aux “camera lucida“ et ce, depuis le XVe siècle !
Pour en revenir aux catégories et aux frontières, je crois que malheureusement, un certain monde de l’art en a besoin et les crée à travers des discours. Moi, je ne suis pas là-dedans, je vis ça de l’intérieur…

Te sens-tu dans une filiation, une tradition artistique ?
B. Chasselon : Je n’en sais rien ! Je me nourris de tout, mais je n’ai pas d’idées arrêtées là-dessus. Il y a tellement de choses qui m’ont profondément marqué… La peinture du Caravage… Ce qui m’intéresse c’est d’arriver à livrer ma vision des choses, quel que soit le sujet représenté. Aujourd’hui, j’en suis arrivé à me dire qu’en fait, la technique n’est même plus importante. Le sujet non plus. Ce que je recherche est quelque chose de plus profond qui est tout simplement la vision de mes propres motivations intimes.

Finalement, ce même détachement dont tu parlais par rapport à la photographie…
B. Chasselon : Oui. Mais ça, je crois que c’est encore un reste de culpabilité par rapport à la photo. Je sais que je ne devrais pas, mais c’est difficile de l’accepter car la photographie est encore trop connotée par un aspect péjoratif de “copie“ et pas de création. Je sais pourtant que devant ma peinture, on peut être saisi et emporté dans une autre dimension que celle d’une photographie, d’une simple copie. Chacun peut ressentir ça par son propre corps, ce rapport particulier à la trace. Peut-être est-ce en relation avec la matérialité, le toucher, cette mémoire d’une trace primitive dans la grotte avec un peu de terre glaise ?
La peinture est une chose précieuse, il faut se laisser aller à sa séduction pour se faire emporter et la goûter à sa juste valeur. Parfois, dans les musées, j’ai envie de la manger, de la lécher… Comme un bonbon ! (Rires) Ou d’entre dedans et d’y voyager. Je n’ai pas le même rapport devant une photographie qui garde toujours le rapport au réel, finalement très proche de notre vision oculaire du monde. Il faut avoir à l’esprit que le photo n’est pas forcément le réel, elle peut être manipulatrice et je suis très prudent à son égard. La peinture, tout le monde l’a plus ou moins côtoyé, elle nous a éduqué et on sait d’emblée qu’il n’y a pas de piège, les règles sont claires. La performance de la main rend les choses non pas représentées mais présentes… C’est le grand mystère !


CONTINUES ON PART 2

 
Benjamin “Bub“ Chasselon devant une de ses peintures, mai 2011.
(Photo C. Queyrel)
“Les filles “, huile sur toile, Benjamin Chasselon, 2006.
“Soleil noir “, huile sur toile, Benjamin Chasselon, 2010.
“Poivre et sel “, huile sur toile, Benjamin Chasselon, 2007.

“La grande dame de la Ciotat “, huile sur toile, Benjamin Chasselon, 2006.

“Ginette, Malika et Tina“, huile sur toile, Benjamin Chasselon, 2006.
Le “Graphoscope“, un jouet des années 60.
Une “Camera obscura“ portative, XIXe.
Une “Camera lucida“, XIXe.

“Nu féminin assis sur un divan“, Eugène Durieu, 1854.
(Série de nus phototgraphiques réalisée avec E. Delacroix)

“Odalisque“, Eugène Delacroix, 1957.
“La photographie sollicitant une toute petite place à l'exposition des Beaux-arts de 1855“ Nadar, “Journal Amusant“, 1857.
“Ingratitude de la peinture, qui refuse la plus petite place à la photographie, à qui elle doit tant“, Nadar, “Journal Amusant“, 1857.
“La peinture offrant à la photographie une toute petite place à l'exposition des Beaux-arts. Enfin!“, Nadar, “Journal Amusant“, 1859.
 
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