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n° 1,
1997 |
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Lennie Kirck
Le Croisé de Jésus
"Plus près de toi, mon Dieu, plus près de toi..." En faisant sienne cette formule, Lennie Kirk est parti en croisade contre tous les suppôts de Satan qui traînent leurs tristes savates dans le milieu du skateboard San franciscain. Avant, Lennie était un pro tout ce qu'il y a de plus normal, strictement bong-brew-bitches. Mais il a rencontré Dieu. Certes, son corps, victime d'abus divers et variés, l'en remercie : depuis, Lennie est sage comme une image sainte. Un peu abusé, même. Sa vision du monde, désormais totalement extrême, peut se transformer en enfer pour ceux qui le côtoient. Non, décidément, personne mieux que lui ne mérite l'appellation "fou de Dieu" en ce bas monde.
“Il aime les femmes à poil, il aime le rap, il aime l'argent. Il acceptera n'importe quoi si c'est gratuit et fumera toutes vos cigarettes...". Ce monstre, c'est Lennie Kirk. Charmant. Ou plutôt, c'était Lennie Kirk, tel que le décrivait Bill Weiss dans Transworld en 1995. Car, depuis, Lennie a un nouveau roommate, un vieux barbu tout sec. Son nom ? Jésus H. Christ. Oh bien sûr, Lennie n'est pas le premier pro à avoir eu la Révélation. Pour mémoire, on se souviendra particulièrement de Salman Agah, Ray Barbee, Gator (quoique lui, c'était un peu spécial, vu qu'il a tué et découpé sa copine en rondelles... Ça vous aide un brin à avoir des remords une fois en taule), Nanda Zipp... Tout plein comme ça. Eh ben non, justement, pas comme ça. Car tous les autres sont simplement croyants, ils s'amusent gentiment, un p'tit coup de prière par ci, une p'tite messe du dimanche par là, ça aide à vivre en se persuadant qu'on va aller au paradis pour devenir un ange asexué, tout ce genre de choses. Non, Lennie est vraiment plus... pittoresque. Plus extrême. Puis d'abord, il est pas croyant, il est prêcheur. Le quotidien d'un prêcheur, "qui n'existe que pour que Dieu s'exprime par sa bouche", comme dit l'intéressé, c'est un chemin de croix permanent. Jésus ? La nouvelle vie de Lennie suit Ses pas (la majuscule, c'est fait exprès, ça rajoute un effet mystique très très solennel, qui fait passer cette modeste publication pour quelque manuscrit empreint de divine sagesse. Enfin, je trouve). Un prêcheur, donc. Comment ça peut bien vivre au quotidien ? D'abord, c'est beaucoup de prières. Pour n'importe quel motif : pour dire bonjour, ou avant un trick, en mangeant, au téléphone, sur son répondeur, pour dire au revoir. Pour ce dernier cas de figure, il faut compter cinq bonnes minutes, c'est tout un cérémonial au cours duquel Lennie vous tient par l'épaule en vous serrant la main, tout en marmonnant de plus en plus fort, marmonnement qui peut aller carrément jusqu'à une sorte de transe hystérique, où il finit par implorer Jésus de vous sauver. C'est très visuel, qui n'a pas vécu ça en plein milieu de Market Street ne peut pas vraiment connaître le sens exact de l'expression "être gêné ". Les prières sont, ceci dit, le lot de tout croyant. Mais Lennie prêche. C'est à dire qu'en plus d'avoir la Foi, il essaie de propager la parole de son Sauveur, devinez qui, Jésus (prononcer : " Djizeuss "). Et pour prêcher, y'a pas d'heure, c'est tout le temps, non-stop. Il ne sort jamais sans sa bible de poche et un bon paquet de prospectus vantant les mérites du paradis, d'une existence vertueuse, et accessoirement de l'église des Gideons (à laquelle il appartient), une structure apparemment un poil sectaire. Dans ces conditions, toute séance photo peut tourner au cauchemar, même pour le plus zen des moines shaolins. Exemple : pour qu'il se monte une board complète à FTC, il faut compter trois heures. Lennie fait la morale à tout le monde, donne du matos usagé à des gamins par charité chrétienne (ça, c'est sympa), promet de donner du matos neuf à ces mêmes gamins s'ils viennent à son église (ça, c'est crapuleux), distribue des bibles aux plus "chanceux", entame des monologues d'une durée moyenne d'un quart d'heure... Bien sûr, Lennie parle avec tout le monde, mais il est plus sage d'abandonner toute velléité de dialogue : il prend la parole, et ne la lâchera que s'il a l'impression d'avoir converti son interlocuteur. Toute interview est gentiment déclinée, "parce que je veux parler de Jésus et que mon existence n'a pas d'importance". Ah. Bon, ben direction quelques spots pour des photos. Dans la voiture, la musique a été bannie depuis longtemps ("it's evil"), remplacée par des cassettes de prêcheurs illuminés et plutôt forts en voix. Si le déplacement vers les spots se fait en ride, Lennie arrête toutes les personnes dans la rue pour ses incontournables distributions de flyers, donnant dans le "est-ce que tu sais que Jésus t'aime ?" à absolument tous les passants, quand on connaît l'affluence d'une avenue américaine, même moyenne, ça calme. Il convient d'ajouter à ce tableau quelques négociations et palabres diverses avec des vigiles qui, nous jetant de tel spot, croient que Lennie se fout de leur gueule quand il leur dit "Jesus vous aime, bonne journée"… Agiter tous ces ingrédients pour obtenir des petits tremblements et trépignements d'énervement à tendance névrotique, dus à une impatience mal contenue.
Vient le temps du skate. Grâce divine ? Peut-être bien. Toujours est-il que Lennie, accessoirement pro pour Alien Workshop - il est bon de le rappeler -, est très au-dessus du niveau normal imaginable. Avis impressionné de son team mate mécréant, Josh Kalis : "Lennie est simplement dingue à voir skater. Il peut faire n'importe quel trick, à partir du moment où il lui passe par la tête". Pour confirmation visuelle, il suffit de se reporter aux photos qui apparaissent parfois dans les magazines : Lennie Kirk est vraiment consistant, et ridera des spots connus de lui seul, généralement de façon ambidextre : goofy, regular, connaît pas. La cause est entendue Lennie est un des meilleurs pros de San Francisco. Il I'a toujours été, même avant, d'ailleurs. Avant… Lennie est plutôt discret sur sa conversion. Pas discret, non, mais il est très difficile de démêler la réalité du prêchi prêcha illuminé quand il s’exprime. Dur d'obtenir des faits avérés : "Jésus est apparu un soir dans ma chambre, il m'a demandé de le suivre. Je l'ai fait ". C'est tout. Quand ? "Pas important". Les réponses sont laconiques : "La drogue, le Mal, Jésus m'a sauvé de tout cela...". Seule information obtenue : il y a bien longtemps, il a émigré de Caroline du Nord, sans une thune, avec son compatriote Scott Bourne, squattant dans un entrepôt désaffecté de Pepsi à San Francisco. Puis, entré chez Alien, squatt obligé à la "Alien House" à San Diego, là où réside une bonne partie du team. Rien de plus. Pour en savoir plus, il faut interroger ses relations. Josh Kalis par exemple, également pro pour Alien : " Lennie est devenu un "born again christian" il y a environ un an et demi. Avant, il était aussi taré dans la vie que sur sa board : les quantités de weed qu'il fumait réussissaient même à m'impressionner, c’est pour dire. En fait, qu'il ait trouvé la foi n'est pas plus mal pour sa santé, parce qu'avec le niveau qu'il avait atteint dans la came... Si ça l'aide à avoir un but dans la vie pourquoi pas ? Même si, c’est vrai, il est très extrême dans sa foi, un peu trop..." L'avis est partagé par la plupart de ses potes. Ou ex-potes, de plus en plus. Parce que Lennie est difficile à vivre au quotidien, à croire qu'il doit expier tous les péchés de l'humanité. Il suffit de demander à JB Gillet, parti en périple avec lui pour un Trade show pendant une semaine, à mille lieues de se douter qu'il allait en fait effectuer un pèlerinage initiatique, le pauvre : "Il est chiant. J'ai failli me battre. Il paraît que j'avais un démon en moi et qu'il fallait le faire partir, il arrêtait pas de gueuler des trucs sur un "Holy ghost" ou je sais plus quoi..." De toutes façons, Lennie s'en fout : les skateurs non chrétiens, il avoue essayer de les éviter. Et apparemment, il est à prendre tel quel ou à laisser, parce qu'il est pas prêt de changer : un dessin sur une de ses boards disait récemment : "Skate or not skate, l'II stick with Jesus" …
Texte et photos : Seb Carayol |
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