n°5, 1978  

2-L’INAUGURATION

Tout a commencé par une grosse déception : Jacques Chirac, le maire de Paris, le seul, le vrai, n'était pas là. 38 groupies en sanglots se sont suicidées, et puis on a réagi : on a inauguré le skatepark de La Villette comme des grands. Sans lui. Super-sympas, les gros nuages sont allés se faire pleuvoir ailleurs. Des tables format géant se sont couvertes de petits fours, champagne et autres babioles à faire grossir les champions ; les haut-parleurs se sont mis à débiter des tas de musiques étrangères, c'est la fête; vous allez voir de ces choses de derrière les fagots, je ne vous dis que ça !

MIKE DOWNEY LE SUPERBE

Des Américains, des gars qui skatent plus vite que leur ombre, étaient en train de bricoler quelques petits tours à faire pâlir les recouseurs de rotules. À fond la caisse dans le serpentin, ça remonte, ça descend, on sort trois roues comme qui rigole, et puis de temps à autre, les quatres, ce qui n'empèche pas de tourner et de redescendre la pente. Le tout à une vitesse pas pensable. Ils font ça avec tellement de décontraction qu'on pourrait même croire que c'est facile. Erreur, les petits, erreur. Faut s'entraîner des masses pour en arriver là. Au hasard, je m'en choisis un, grand et blond, histoire de ne pas renoncer à mes obsessions.
Tu t'appelles comment ?
-Mike Downey.

Tu es de quelle équipe ?
-Santana. Ça se voit pas, toutes mes chemises où c'est écrit dessus sont dégueulasses. Skate lave plus sale !

Un petit rigolo, celui-là ! Moi, j'ai pris un bain cette semaine, parce que je savais que j'allais à l'inauguration, non mais sans blague.

Vous êtes combien dans l'équipe ?

-Juste moi et Lee Weber.

Entre vous et moi, Lee Weber, je m'en moque, il n'est pas blond.

Où vis-tu ?

-En Californie, comme tout le monde. Dis, qui c'est ce type qui s'empifre de petits fours ?

Mon rédacteur en chef. Tu t'entraînes beaucoup ?

-Une demi-heure ces dix dernières années.

Oh, qu'il est drôle ! Et tes moustaches, elles frisent naturel ?

Comment ça se passe, ton entraînement ?

-je fais du surf le jour, du skate le soir.

Et tu fais du fric, avec ton skate ?

-7 à 800 dollars par mois.

Pour savoir combien ça représente en francs, vous multipliez par dix, vous divisez par deux et vous prenez une aspirine.

C'est une bonne piste, ici ?

-Pas bien propre pour le moment parce qu'il a plu. Mais si elle était sèche, ce serait une excellente piste.

Brave petit.

-Dis, c'est vraiment un rédacteur en chef, ce type qui mange aussi salement ?

Soucieuse de conserver ma brillante situation, j'abrège la conversation. Il part comme une bombe, à toute blinde dans le premier virage, deux roues dehors sur le bourrelet, redescend plein pot, remonte l'autre pente, sort les quatre roues, un petit demi-tour bien en l'air, évite un collègue qui remonte à pied, ça,ça mérite deux claques, et arrivé en bas… prend sa planche sous le bras, et remonte à pied. Mais comme je l'aime bien, il n'aura pas sa gifle.

TEAM SANTANA FRANCE

Pour changer de paysage, je vais me poster en bas du serpentin, et je guette. Arrivent, ô hasard sublime, deux fusées qui font trois petits tours dans le haricot final, et s'arrêtent devant moi. Et qui remontent à pied, c'est une manie.

Hello boys, would you answer some questions ?
-Te fatigue pas, on est du quartier !

Hé oui, on a de braves petits Français à cette fête. Les frères Violette, Thierry et "Coquelicot". C'est la deuxième fois aujourd'hui qu'ils skatent sur une vraie piste, ces graines de Trocadéro.

Ça fait une grosse différence ?

-Tu penses ! C'est assez grisant ; quand tu arrives en haut d'une verticale, que tu regardes en bas, et qu'il y a 3 mètres à pic sous tes roulettes, et puis que tu tournes et que ça réussisse, vraiment, c'est quelque chose !

Les Américains disent que dans deux mois, les cakes français qu'ils ont vu ici les auront rattrapés.

-Non, ou alors en s'entraînant tout le temps, mais c'est pas possible. On fait nos études, nous, par exemple.

Santana vous paie ?

-Non, ils nous filent le matériel. Mais nous, on fait ça pour le plaisir uniquement, ça nous va.

Vous ne pensez pas que ça peut devenir professionnel, le skate, en France ?

-Pas pour le moment. Il y a trop de freins, pas d'infrastructure. Il faut d'abord faire comprendre que ce n'est pas un sport plus dangereux qu'un autre. Et puis il faut vraiment être parmi les meilleurs pour devenir pro.

Ce qui est bien avec les Violette brother's, c'est qu'ils ne la ramènent pas. Ils savent ce qu'ils valent, et vraiment, mais vraiment, ils sont heureux de faire ce qu'ils font. Ça se voit.

Vous vous entraînez ?

-Pas des masses. On fait des pompes tous les jours, et du sport en vacances… Dis, on peut te poser une question ?

-Qui c'est le type là-bas qui boit le champagne à la bouteille ?

-Ben, euh, on dirait mon redacteur en chef… euh, on se téléphone, hein, euh, salut.

Alors pendant que je bosse telle la bête, monsieur s'empifre, on va voir ce qu'on va voir

On a vu. C'est bête qu'il soit plus fort que moi.

 

MINI CAKE !

Un gros haut-parleur tonitrue. J'entends le bruit mais pas les mots parce que les deux claques que mon rédacteur m'a mises me font encore siffler un peu les oreilles. Mais je vois. Un mini-cake, huit ans, qui a l'air d'un champignon avec son casque et qui te dévale la piste, yahoo ! Il ne va pas aussi vite que les grands, il lui manque bien quelques kilos, mais il y a de l'espoir. La génération montante se porte bien, à dans dix ans, vieux !

Interview du beau monsieur avec un oeil de velours qui est marié et qui s'occupe de Promoskate.

"Nous avons fait cette journée pour promouvoir le skate. On a tenu à inviter d'abord tous les gens qui tournent un peu autour du skate, les fabricants de planches, les skateurs eux-mêmes, les pouvoirs publics. On a voulu sensibiliser les pouvoirs publics sur ce qu'est un skatepark. Pour nous, il y a deux types de skateparks : d'une part les skateparks fixes, comme celui-ci, et puis les skateparks mobiles, les bananes par exemple.

Ce skatepark a été inventé et construit par un architecte, un promoteur et un entrepreneur de béton ; ce sont ces trois hommes qui ont financé la conception et la construction de ce park. Ils vont rentabiliser leurs investissements en exploitant l'endroit comme on exploite une piscine ou une patinoire. En principe, on paiera 7,50 F pour une heure et demie. Mais il y aura des prix à la journée, des abonnements, etc.

Promoskate est une organisation qui vend aux grandes surfaces par exemple, des animations à partir du skate. On arrive avec des animateurs pédagogiques, et on fait un show à trois niveaux : initiation et explication, démonstration, et compétition. Il y a un deuxième niveau de travail : nous fabriquons et nous installons des skate-parks. Des skateparks fixes comme celui-ci qui sont chers, mais un skatepark mobile, en fibre de verre ou en bois, ça revient entre 30 000 et 80 000 francs. Ça s'installe dans les gymnases, dans les salles des fêtes, dans les gares.

Pour un skatepark comme celui-ci, il faut compter entre 60 et 120 millions anciens. Et deux mois de construction.

La Villette, c'est en quelque sorte un test, on ne sait pas sur combien de temps cela va s'amortir. On apprend. Il y a eu une grande période d'observation de la part des pouvoirs publics, de l'administration, et puis on se rend compte que les gosses veulent faire du skate, et qu'il faut répondre à leur demande."

Après Dematos est arrivé. En voulant se mesurer aux Américains, il a voulu trop bien faire et s'est planté en beauté. Mais c'était pas mal quand même, José ! Et après les organisateurs ont eu des petits problèmes. Les cakes ne voulaient plus quitter le park tellement ils prenaient leur pied. Un vrai régal. Nous, à Skate Magazine, on a travaillé comme des forçats après le spectacle, vu que Gilles "Harbuckel" Mach Il ne tenait plus sur ses jambonneaux et qu'il a fallu le remonter jusqu'à son triporteur. Un sacré boulot !

Anne State "Uptown"

 
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